Nilitch
«C’est moi-même que je corrige
En retouchant mes oeuvres»
W.B Yeats, Vision
Je suis un lecteur. Même si je le voulais, je ne pourrai pas prétendre le contraire. C’est quelque chose qui saute aux yeux, comme des cornes ou un troisième œil. Mes manières de parler ou de me taire, de rester ou de partir, trahissent à chaque instant l’action souterraine de la littérature. Dans les profondeurs de mon être, elle compose les paroles qui finissent sur mes lèvres. Je lui dois mes idées les plus claires aussi bien que mes émotions les plus vives. Je lui dois mes rêves et ma lucidité, mes repères et mes égarements. Par-dessus tout, je lui dois les exigences qui se reflètent dans mes métamorphoses. Plus je la connais, plus je méprise ceux qui estiment que la littérature n’a rien à voir avec la vie. Avec la leur, je veux bien le croire, mais que savent-ils de la littérature et de la vie ? Parce qu’ils confondent la vie avec l’agitation, ils pensent que la parodie d’existence qu’ils mènent mérite le nom de vie. Parce qu’ils prennent la lecture pour un passe-temps sympathique à l’usage des week-ends pluvieux, ils ne conçoivent pas qu’elle puisse bouleverser l’existence d’un homme. En dehors des moments qu’ils consacrent aux livres, ces lecteurs de plaisance sont absolument indifférents à ce qu’ils y ont lu. S’il en allait autrement, si le gros des lecteurs n’était pas composé d’individus de cette espèce, rien dans le monde ne serait tel qu’il est. Si tous les gens qui ont un Kafka dans leur bibliothèque l’avaient lu véritablement, c’est-à-dire l’avaient lu en prenant le risque d’être transfiguré par les mots, on le remarquerait au premier coup d’œil. Car la littérature ne laisse pas indemne. Au sortir d’un grand poème, on n’aime plus de la même façon, on ne pense plus tout à fait pareil, on refuse d’accomplir des gestes qu’on faisait autrefois sans se poser de questions, parce qu’à vrai dire on ne sort jamais d’un grand poème, et il ne sort jamais de nous.
Si un texte peut métamorphoser l’homme qui le rencontre, il façonne inévitablement celui qui le compose. L’écrivain devient le reflet de ses pages à mesure qu’il les noircit, il porte sur lui les ratures et les annotations qui les parsèment. Aussi est-il obligé de se livrer tout entier dans chacune de ses œuvres, modulant au gré des thèmes la seule voix dont il dispose, du murmure au hurlement. La mienne me sert aussi bien à porter aux nues qu’à descendre en flammes, à caresser qu’à mordre, à bâtir qu’à disloquer, à peindre l’endroit que l’envers. De sorte que l’on devine la passion derrière le sérieux et l’idéal à travers la critique. Ainsi, chaque fois que je dis oui, je nie un monde, chaque fois que je dis non, j’en affirme un. Mes poèmes sont des déclarations de guerre, mes pamphlets des déclarations d’amour, car c’est le même homme qui les signe. Un homme pour qui la pensée n’est pas une chose dont on se débarrasse en quittant l’amphithéâtre. N’en déplaise à ces pitoyables fonctionnaires de la philosophie qui rangent leur sagesse à côté de leurs craies. Chez ceux qui la prennent vraiment au sérieux, la pensée laisse toujours des marques. Les miennes me font tantôt passer pour un dément pas trop dangereux, tantôt pour un rabat-joie qui ne sait pas s’amuser. Ma personne suscite les mêmes malentendus que mes textes, et il n’y a pas lieu de s’en étonner, quand l’œuvre que je compose sculpte l’être que je deviens. Je ne suis pas seulement mes personnages, je m’efforce d’incarner chacune des dimensions de mon expression. J’écris au-dessus de moi-même, pour ensuite me hisser à la hauteur des mots.