État de droit ou Barbarie
Dans une interview accordée au Parisien le 19 octobre 2020, soit quelques jours après l’assassinat de Samuel Paty, Éric Dupont-Morreti déclarait « Ce qui distingue la civilisation de la barbarie, c’est l’État de droit ». La majuscule est d’origine. Ce qu’il y a de bien avec les articles du Parisien, c’est qu’une fois qu’on a contourné le paywall, on apprend des choses. Moi, par exemple, je ne savais pas que ce qui distinguait la civilisation de la barbarie, c’était l’État de droit avec une majuscule. Croyez-le ou non, mais je pensais bêtement que la question était un petit plus compliquée que ça. Toujours est-il que je me suis découvert barbare. Notez bien que la chose ne me dérange pas outre mesure. À vrai dire je m’en doutais même un peu, mais au moins maintenant je suis fixé. N’étant que très modérément partisan de l’État de droit, je suis un barbare. C’est bon à savoir.
Une question toutefois me taraude : y a-t-il quoi que ce soit qui étaye cette affirmation en dehors de l’auguste fonction de celui qui l’assène ? Aucune des définitions de la civilisation que j’ai pu trouver ne fait mention de l’État de droit, et son absence n’est pas davantage utilisée dans les dictionnaires pour caractériser la barbarie. Étant donné que l’usage ne va pas non plus dans ce sens, je trouve raisonnable de me méfier un peu du baveux qui m’affirme qu’il n’y a pas de civilisation sans appareil judiciaire, et pas de barbarie avec. Le Parisien ouvre ses colonnes à un avocat devenu garde des Sceaux pour qu’il nous explique que ce qui distingue la civilisation de la barbarie, c’est l’État de droit. Les ouvrirait-il à un plombier qui affirmerait que ce qui distingue la civilisation de la barbarie, c’est le tout-à-l’Égout ? Sûrement pas. Je crois pourtant qu’il aurait des raisons plus solides à invoquer que le ministre, dans la mesure où le tout-à-l’Égout a bien plus considérablement contribué au progrès de la civilisation que l’État de droit.
Des raisons, notre ministre ne prend même pas la peine d’en donner. On peut le comprendre. Les raisons, ça s’examine, et les siennes risquent de paraître sacrément bancales. Alors il préfère s’en passer. D’autant que personne ne lui en demande. Ce qui distingue la civilisation de la barbarie, c’est l’État de droit. Ça va de soi. Tout le monde le sait. Chez les civilisés, les hommes d’État ne gouvernent pas selon leur bon plaisir et Jupiter lui-même doit se soumettre aux immortels principes de 89. L’expérience a montré que ce genre de concessions ne coûte pas grand-chose. Avec un peu de rhétorique, on peut même s’en servir pour repeindre des terroristes qui égorgent au nom d’Allah en anarchistes sans foi ni loi. Ou pour affirmer que c’est le rempart juridique de la constitution qui, à défaut de nous protéger des barbares, nous préserve de la barbarie ; comme si la remise en cause des principes républicains devait produire l’égorgement d’un professeur aussi nécessairement que la combustion du charbon produit du dioxyde de soufre. Rien n’est trop faux quand il s’agit de célébrer les vertus civilisationnelles de nos institutions.
Le chemin du droit est le droit chemin. Ou bien nous le suivons sans faire d’histoire, ou bien nous nous en écartons et nous ne valons pas mieux que les terroristes. On la connaît cette petite musique, ça fait des années qu’ils essaient de nous la rentrer dans le crâne. À la longue, les gens se lassent. Il faut donc que quelqu’un vienne leur faire une petite leçon de morale pour les rappeler à l’ordre. Forcément, c’est le garde des Sceaux qui s’y colle. Éric Dupont-Morreti, qui prétendait refuser ce poste si on le lui proposait, et qui l’a accepté le jour où on le lui a proposé, est parfait pour ce rôle d’inflexible gardien. Personne n’incarne mieux que lui ce protecteur de la Loi des Lois (j’avais un stock de majuscules à écouler, je me suis dit que c’était le moment) qui tient bon face à la montée du populisme et de la démagogie de ceux qui entendent outrepasser ces règles sacrées. Sa fonction l’oblige à nous mettre en garde contre la tentation d’une réponse émotionnelle qui signifierait la victoire des terroristes. Ça sonne toujours aussi faux, mais à ce stade est-ce que cela étonne encore quelqu’un ? D’autant que si ceux qui prêtent l’oreille à leurs émotions sont des barbares, alors j’en suis à nouveau, puisque j’accorde infiniment plus de valeur aux cris d’un cœur ivre de vengeance qu’aux sinistres rengaines du droit positif. Éric Dupont-Morreti voit les choses d’un autre œil, pour lui les textes constitutionnels sont des textes sacrés dont il faut suivre les prescriptions à la lettre. Sur ce coup-là, il a les braves gens de son côté. Y compris ceux qui s’opposent à l’action du gouvernement. En règle générale, ceux-là sont de fervents partisans de l’État de droit qui s’indignent des libertés que le pouvoir en place prend avec la constitution. Il faut reconnaître que, ces derniers temps, l’Élysée se permet des fantaisies d’exégèse qui seraient de nature à susciter l’ire des républicains les plus zélés s’il restait à ces derniers autre chose que de l’indignation. Heureusement, ce sont des gens parfaitement civilisés qui s’emportent dans des tribunes et ne se révoltent qu’en bonne et due forme. Avec eux, le gouvernement n’a pas grand-chose à craindre ; ça fait longtemps qu’ils ont arrêté de couper des têtes. Quant à ceux que le garde des Sceaux accuse de donner dans la surenchère démagogique, ils ne rêvent que de changer un peu les règles du jeu à leur avantage. C’est de bonne guerre !
Afin de ne pas se laisser dépasser par ces dangereux concurrents, Éric Dupont-Morreti doit promettre quelque chose à la plèbe. Alors il lui promet de ne pas rester les bras croisés et de faire tout ce qu’il est possible de faire en respectant l’État de droit. Il entend par exemple s’en prendre aux réseaux sociaux, qui sont « l’instrument magnifique d’une démocratie participative », tant qu’ils restent le théâtre de débats stériles entre gens privés de tout pouvoir de décision, mais deviennent « une poubelle à ciel ouvert », dès lors que s’y exprime les idées séditieuses et les haines inextinguibles des laissés pour compte. Ayant moi-même, je le confesse, plus souvent qu’à mon tour, des pensées séditieuses, un goût bien trop prononcé pour les conspirations, et même la fâcheuse manie d’éprouver de violents accès de haine, je n’accueille qu’avec un enthousiasme modéré la proposition d’un renforcement du contrôle de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux. Et puis je dois dire que je ne suis qu’à moitié rassuré par le fait qu’un représentant du gouvernement affirme qu’il « ne s’agit pas d’aller vers quelque chose qui ressemblerait à une censure ». J’ai quand même le sentiment que c’est précisément ça qui se trame ; et que l’État de droit va le permettre comme il permet les délocalisations, les suppressions de postes dans les hôpitaux et un paquet d’autres saloperies civilisées.
Il suffit de jeter un œil à la déclaration de patrimoine du ministre Dupont-Morreti (avec ou sans les bien compréhensibles oublis) pour comprendre que l’état de fait lui est au moins aussi cher que l’État de droit, même s’il n’enfile pas sa majuscule. Notez bien que je ne doute pas un seul instant de la sincérité de son engagement en faveur d’une justice équitable et indépendante. Ils sont nombreux à penser qu’ils tiennent autant à la justice qu’à la prunelle de leurs yeux jusqu’au moment où il faut choisir. Le garde des Sceaux se dit qu’il n’aura jamais à faire ce choix, que l’inflexible divinité qui châtie les hommes sans regarder leur rang servira jusqu’au bout ses intérêts matériels. Elle l’a bien fait jusque là. En matière de garantie des privilèges, Éric Dupont-Morreti est donc résolument moderne. Il ne jure que par l’État de droit pour défendre sa croûte. Et quelle croûte ! Avec une croûte pareille, on peut célébrer de façon grandiloquente les vertus de l’obéissance à la loi, et s’indigner des dérives vengeresses de la plèbe. On peut s’avancer devant les députés de la Nation, la bajoue tremblotante, et affirmer solennellement que la justice doit toujours prévaloir. Cette plaisante justice qu’une rivière borne, et qu’il faut sans cesse redorer de mensonges pour que les pauvres diables la vénèrent. « Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au-delà. […] Elle [la loi] est loi et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger que s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence. […] Il ne faut pas qu’il [le peuple] sente la vérité de l’usurpation. Elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle et en cacher le commencement si on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin. »(1) On peut comprendre qu’Éric Dupont-Morreti n’ait guère envie que l’usurpation prenne bientôt fin, mais dans la mesure où je ne bénéficie pas des mêmes émoluments, on me pardonnera d’avoir sur la question un avis sensiblement différent. L’État n’est pas assez de mon côté pour que je sois du côté de l’État, même lorsqu’il est de droit.
C’est qu’il faut être bien au chaud pour croire que le monstre froid s’humanise au contact de la particule. En théorie, l’État de droit nous protège contre l’arbitraire du pouvoir. En pratique, ça ne saute pas toujours aux yeux, mais admettons. Le principal avantage qu’en retire le citoyen, c’est qu’il sait la plupart du temps à quelle sauce il va être mangé. Pour le reste, il vaut mieux qu’il ne se fasse pas d’illusions. Les gardes fous de la constitution ne sont pas là pour le protéger, mais pour le contraindre. Ainsi chaque fois qu’il a l’audace de quémander quelque chose qui bouscule un tant soit peu l’ordre établi, les grands de ce monde lui répondent que c’est anticonstitutionnel (autant dire satanique) et qu’il est déjà criminel d’y songer. À l’instar d’Ulysse, le peuple est solidement attaché au mat du navire qu’il commande. À ceci près que le héros d’Ithaque avait ordonné à ces marins de le ligoter, quand ceux du vaisseau républicain ont pris sur eux d’enchaîner le peuple. Ils prétendent pour se justifier qu’il n’a plus toute sa tête. Selon eux, il ne l’a eu qu’une fois. Par chance, c’était le jour où on lui demandait de signer cette constitution qu’on avait écrite à sa place pour lui faire connaître sa volonté. Depuis, tout se passe comme si les sirènes n’avaient pas cessé de chanter. Chaque fois que le peuple demande aux marins de le détacher, ceux-ci lui répondent qu’ils ne font qu’obéir aux ordres qu’il a donnés. Éternellement lié par un serment qu’il n’a pas prononcé, ce pauvre capitaine regarde son navire prendre une direction opposée à celle qu’il voulait lui donner. Lorsqu’il indique un cap, les marins en suivent un autre. En toutes choses, ils affirment savoir mieux que lui ce qu’il pense et ce qu’il veut. Si bien que c’est pour le protéger de lui-même qu’ils ne le détachent pas et que c’est en son nom qu’ils font le contraire de ce qu’il leur commande. Mais ne soyons pas injustes. Le peuple français n’est pas entièrement privé de pouvoir. Parmi les marins, il peut régulièrement désigner celui qui tiendra le gouvernail, à condition bien sûr que ce dernier s’engage à naviguer comme les autres. C’est suffisant pour satisfaire les aspirations démocratiques d’Éric Dupont-Morreti. Peut-être serait-il plus exigeant en la matière si les intérêts du peuple coïncidaient davantage avec les siens ? En attendant, il prêche la religion républicaine et se sert des colonnes complaisantes d’un quotidien subventionné pour rappeler l’importance de la séparation des pouvoirs ! Désirant faire avaler sa tambouille de principes au plus grand nombre, le ministre embrigade deux termes lourdement connotés qui ne laissent pas planer de doute. Cet habile rhéteur — à l’aune d’une époque qui n’a pas son Démosthène — sait bien que le lecteur du Parisien ne veut pas être barbare. Alors, il lui explique que le critère de la civilisation réside dans les barreaux de sa cage. Lui, qui est toujours si prompt à fustiger les récupérations politiques, profite de la décapitation d’un professeur pour délivrer des brevets de civilisation. Il connaît assez les lois pour savoir qu’elles ne condamnent pas ce genre de grossières contrefaçons de pensée, alors il s’en donne à cœur joie, écoulant sa marchandise dogmatique là où elle trouve encore preneur. Face à la machine de propagande gouvernementale, je sais bien que ma diatribe ne fait pas le poids. Je la crache pour prouver que ma langue est vivante. Celle des Dupont-Morreti n’a pas réussi à la contaminer. Barbare, je le suis, bien plus qu’ils ne l’imaginent, puisque j’écris des poèmes après Samuel Paty.
Nilitch
1 - Pascal, Pensées (1670), édition L. Brunschwicg, fragment 294