Le Carrosse Noir

À l’heure où toute la ville se déverse sur l’avenue du Prince, je la remonte seul, un livre à la main. Je laisse trois rues sur ma droite avant de bifurquer dans le passage couvert qui mène au quartier des Amants. Au début, je l’empruntais parce que je m’étais rendu compte que c’était le chemin le plus court pour rentrer chez moi, aujourd’hui je serais prêt à faire un long détour dans le seul but de lui rendre visite. Je m’attarde chaque soir devant les échoppes, closes depuis des lustres, dans lesquelles s’entassent encore quelques articles de verroteries, serrés contre de vieux chapeaux, oubliés non loin d’un tas d’habits démodés, encerclés par une foule de bibelots sans valeur. Je caresse le bois des caisses vides dans lesquelles les libraires entreposaient jadis leurs ouvrages d’occasion. Je plonge mon regard au fond des échoppes, le dépose aux frontières entre la pénombre et la nuit pour admirer les plus belles pièces de cet invraisemblable trésor. Je retrouve, à leur place, le globe terrestre, fidèle aux récits des anciens explorateurs, et la superbe robe blanche qui couvre les épaules du mannequin de cire ; puis j’aperçois la collection de fioles et de cornues qui jouxte les statues de plomb. Je n’entre jamais dans les boutiques. Je laisse le sanctuaire envahir ma mémoire avec sa farandole de vieilles histoires. Je passe devant la porte de l’auberge des artisans, devinant plus que je ne vois, au travers des vitres, la salle silencieuse et l’absence des hommes. Sous la voûte métallique, l’obscurité serait presque complète à cette heure, sans les vieilles lanternes qui s’obstinent à jeter leur lumière sur mon chemin. Je me demande qui prend la peine de les allumer encore, je passe par là tous les jours, et je n’ai jamais croisé personne.

Soudain, j’entends derrière moi un vacarme terrible, comme le galop effréné d’une harde sauvage au cœur de la ville. En me retournant, je découvre un carrosse qui fond sur moi, tiré par quatre immenses chevaux noirs. J’ai à peine le temps de faire un pas de côté que déjà ils arrivent à ma hauteur. L’un des étalons me frôle, je sens son souffle et sa sueur, je devine les muscles puissants qui jouent sous sa robe de jais. Je me serre contre le mur, à la recherche d’un refuge que les pierres ne peuvent m’offrir. Mon cœur bat à tout rompre, mes mains tremblent comme des feuilles tandis que l’attelage s’éloigne. Mon corps refuse de m’obéir, il reste pétrifié quelques minutes, puis se met en route, comme un automate, sans que je le lui commande. Sur le seuil de mon appartement, mes mains fébriles font tomber la clé. Maintenant que je suis à l’abri, la peur m’étreint plus vivement. Je revois la silhouette terrifiante du carrosse et les quatre bêtes infernales qui traînent l’énorme masse de bois sombre dans leur sillage. J’entends le bruit des sabots et celui des roues, les cris du cocher qui se mêlent aux hennissements des chevaux. Je m’assois sur le lit avec mon livre pour essayer de penser à autre chose, mes doigts tournent machinalement quelques pages, tandis que mes yeux suivent les lignes sans parvenir à se fixer sur les phrases. Ma conscience est tout entière happée par la charge du monstre ; au hasard du texte que je survole, la rencontre d’un mot me transporte dans le passage couvert. Il est à peine assez large pour qu’un attelage s’y faufile, et le carrosse noir est plus massif qu’une cabane de pêcheur. Il s’y engouffre pourtant sans hésiter, comme s’il traquait une proie. Il ne craint pas de heurter les enseignes au-dessus des portes, et l’espace qu’il me laisse est tout juste assez grand pour que je m’y tasse. L’instant d’après, il disparaît dans les ruelles en pente du quartier des Amants.

Ce matin-là, le passage couvert est identique à ce qu’il était la veille, mais quelque chose s’est installé au fond de moi entre-temps et m’empêche de le reconnaître. Pour la première fois de ma vie, je m’y sens à l’étroit. L’impression est si désagréable qu’elle me fait renoncer à mes habitudes les mieux établies. Dans l’état où je me trouve, il vaut mieux que je rejoigne l’avenue du Prince au pas de course, sans prêter attention aux merveilles désuètes qui m’attendent derrière les vitrines. Une fois à l’intérieur de la librairie, je pousse un soupir de soulagement, comme si j’avais échappé à un péril mortel. Mes pensées cependant ne tardent pas à s’assombrir. Elles me projettent dans la soirée pour y transposer la scène de la veille. Dans certaines de ces visions, j’échappe de justesse au carrosse, tandis que dans d’autres, je finis piétiné à mort par les chevaux qui le tirent. Je passe ma journée à me demander si je dois emprunter le même chemin que d’habitude, sans parvenir à prendre une décision. Je fais mon choix à la dernière minute. Je veux me prouver que je n’avais aucune raison de m’inquiéter, mais mon cœur s’emballe et ma foulée s’allonge à mesure que je m’enfonce dans le passage couvert.

Comme la veille, c’est le bruit qui m’avertit de sa présence, bientôt suivi par l’apparition des quatre chevaux noirs. Ils foncent dans ma direction, poussés par la lanière de cuir qui cingle leurs flancs. Je me jette dans le renfoncement d’une porte, juste à temps pour éviter d’être piétiné. Le carrosse passe en trombe à côté de moi, je le sens à nouveau qui me frôle. J’oblige mes yeux à rester ouverts pour observer les hommes qui se cachent à l’intérieur, mais ne vois rien d’autre qu’un bloc de bois noir qui m’enferme dans l’obscurité et une poignée de porte dorée que je peux presque saisir tant elle est proche de moi. Je me recroqueville devant le bruit inhumain qui lacère mes tympans. Il est si violent qu’il ne s’efface pas lorsque le carrosse disparaît ; je ne l’ai entendu que deux fois, mais déjà il s’impose dans mon existence comme un virus dans son hôte.

Je ne peux plus ni lire, ni dormir, ni penser à autre chose. Le carrosse noir se rue sur moi chaque fois que je m’aventure hors de l’immeuble et ne me laisse aucun horizon auquel m’accrocher. Je passe mes journées à attendre sa venue, à anticiper le moment où il se trouvera si près de moi qu’aucun mouvement ne sera possible. Peu importe l’heure à laquelle je quitte la librairie, il est toujours là. Si je m’engouffre dans la venelle en courant, il surgit un instant plus tard et me rattrape sans peine ; si je change d’itinéraire, il me retrouve encore jusque dans la misère des faubourgs. Puisqu’il est vain de vouloir le semer par d’astucieux détours, je me résigne à emprunter l’ancien passage afin de raccourcir le trajet, mais je n’y retrouve plus le charme d’autrefois. Quelque chose a changé. J’en prends conscience peu à peu. Pas seulement dans ce coin-là, mais dans toute la ville. Où que j’aille, je rencontre des impressions qui me font rebrousser chemin. Au cœur du quartier des Amants, je tombe sur des scènes méconnaissables dans lesquelles je ne joue aucun rôle. Je me perds à deux pas de chez moi au milieu d’un monde qui m’apparaît comme une contrefaçon de celui que je connais.

Le bruit du carrosse imprègne toute mon existence, il m’empêche de retrouver les mélodies familières qui conféraient à chaque quartier de cette ville sa tonalité propre. Il couvre mes pensées, mes songes et même mes souvenirs. Il me consume lentement, et c’est en vain que j’essaye de me défaire de son emprise ; car chaque jour il me rattrape, pour apposer de nouveau sa sinistre marque dans ma chair. Je vois son ombre partout, je crois entendre l’écho de sa course jusque dans mon sommeil, et tous les efforts que je fais pour le chasser renforcent sa présence. Je ne me débarrasse jamais complètement du bruit atroce que font ses roues en frappant l’irrégularité des pavés ni du vacarme occasionné par les fers qui martèlent inlassablement le sol. Quand le carrosse est tout près de moi, je ressens une vive douleur au niveau des tympans qui refuse de disparaître à mesure qu’il s’éloigne. Lorsque je m’arrête pour réfléchir, contempler le monde qui m’entoure ou tout simplement me laisser aller un instant, le bruit ressurgit des tréfonds de ma psyché, plus terrible qu’une fusillade, plus violent qu’un orage de juillet.

Le long des rues qui se ressemblent toutes, le carrosse me poursuit au travers d’un brouillard qui ne se lève jamais. Il chasse mes souvenirs, aussi bien que mes joies. À un visiteur qui me demanderait de lui conter la ville d’avant, je ne saurais que dire. J’ai pendant des années arpenté ses rues, attentif au moindre détail, soucieux de la plus petite chose. J’ai patiemment appris à la connaître, j’ai capturé l’atmosphère singulière de chaque parc et de chaque faubourg, je me suis laissé bercé par la clameur des jours de fête et le silence des jours de deuil. J’ai édifié un sanctuaire au cœur de ma mémoire, songeant que si la ville venait à sombrer, on pourrait la reconstruire à l’identique, à partir de mes seuls souvenirs. Aujourd’hui il n’en reste qu’une ruine, pillée, saccagée. Aucun déluge pourtant n’a enseveli la cité de ces eaux sales, aucun météore n’est venu la réduire en miettes. La ville est toujours debout autour de moi, mais elle se dresse désormais comme une étrangère. Je suis incapable de restituer les teintes de son visage d’antan. Je n’arrive pas à remettre la main sur les pigments à l’aide desquels j’avais coutume de peindre les scènes de son quotidien. Le carrosse corrompt mes souvenirs ; toutes les odeurs, les couleurs, les mélodies que je pensais avoir faites miennes sont souillées par sa présence. La ville que j’aime me hante, mais dès que je tente de m’approcher d’elle, elle se dérobe parmi les ombres. Dans les méandres de ma mémoire, je ne vois plus que les augures macabres qui annoncent la venue du monstre.

En même temps que mon passé, j’ai égaré mes rêves. Depuis l’arrivée du carrosse, mes nuits sont peuplées de cauchemars qui ne laissent aucune place à la délicate alchimie des songes. Je me réveille en sueur, avec à l’esprit les mêmes images atroces d’une cité sans âme, traversée par des centaines d’attelages, qui se croisent sans ralentir dans les ruelles étroites. Le monde que je chérissais a emporté dans la tombe ceux dont je pouvais rêver. Parmi toutes les villes possibles, les hommes ont fait naître celle-ci, et dans mon costume noir je porte le deuil des merveilles disparues comme de celles qui n’ont pas vu le jour. Au fil du temps, mon imagination s’assèche comme le lit d’un fleuve privé de sa source. Depuis que le palais de ma mémoire est tombé en ruine, je me retrouve enfermé dans un présent terne et invivable qui ne laisse aucune place au devenir. Je ne rêve plus d’habiter, ici ou ailleurs, une pièce joliment décorée ou une petite maison ceinte d’hortensias, dans laquelle je consacrerai mes journées à la lecture. Tout ce que je peux espérer à présent c’est de survivre un jour de plus, de prolonger de vingt-quatre heures cette parodie d’existence au sein de laquelle la veille et le lendemain sont interchangeables. Je n’ai aucune prise sur le quotidien que j’affronte, et tandis que mes souvenirs rejoignent les abysses de l’oubli, mes rêves se perdent dans le tourbillon de la fatalité. Le carrosse ramène toutes mes pensées à lui, aussi sûrement que le pôle magnétique oriente l’aiguille d’une boussole. Lorsque je ferme les yeux, je ne vois que lui. Avec ses roues disproportionnées qui dépassent à l’avant et à l’arrière, il me fait penser à un landau. À un landau couvert qu’une race de géant utiliserait pour promener ses marmots quand il pleut. À l’avant de celui-ci, un petit bec offre une assise précaire au cocher, tandis qu’à l’arrière, l’insigne d’une ancienne baronnie me renseigne sur le rang de son propriétaire. C’est cet engin grotesque, dont on peut se passer dès lors qu’on a deux jambes, qui me terrorise jour et nuit. Lancé à vive allure dans les artères de l’organisme monstrueux qui a absorbé le charme de la vieille ville, il n’est plus qu’une masse noire, compacte et mortelle, que je n’arrive pas à chasser de mon esprit.

Ce matin, je me rends chez un épicier du quartier dont la boutique se trouve dans une venelle sinueuse, aussi étroite qu’un sentier de montagne, où l’attelage ne peut pas pénétrer. Le gérant, qui me connaît depuis des années, me regarde sans oser demander de mes nouvelles. Ma simple présence le met mal à l’aise. Il me dévisage de loin comme un pestiféré. Je n’ai de toute façon pas l’intention de m’éterniser, et me retrouve bientôt dehors avec mon panier de provisions. J’ai oublié la moitié de ce que je comptais acheter, mais je n’ai pas le courage de franchir à nouveau le seuil de la boutique. Je rebrousse donc chemin, en maudissant mon étourderie ; je tourne à droite en sortant de la ruelle pour retrouver le boulevard qui longe le parc. J’ai pendant un moment oublié la présence du carrosse, mais le voilà qui débarque à nouveau pour me marteler le crâne. Il me faut quelques secondes pour comprendre que le bruit n’est pas celui d’un souvenir. Je me retourne trop tard, il est déjà presque sur moi. Depuis son perchoir, le cocher me hurle de m’écarter, mais je reste tétanisé en plein dans sa trajectoire. Un des étalons me heurte de plein fouet ; par chance, la violence inouïe du choc me projette sur le côté de la voie, hors de portée des sabots et des roues. Le carrosse ne ralentit pas, il disparaît rapidement dans l’épaisse fumée noire qui couvre la ville depuis quelque temps. Je ne trouve pas la force de demander de l’aide, je me contente d’émettre un gémissement à peine audible que les passants font mine d’ignorer. Aucun d’entre eux ne prend la peine de me relever. Alors, en dépit des hématomes et des contusions qui marquent ma chair, je me hisse seul sur mes deux jambes. Je laisse une poignée de secondes à mes membres endoloris avant de me mettre en route. Mon genou droit me fait horriblement souffrir à chaque flexion, mais j’arrive tant bien que mal à l’épargner en marchant prudemment. Je monte jusqu’au palier du troisième en m’appuyant sur la rambarde métallique. La puanteur tenace qui règne dans mon appartement me soulève le cœur alors même que je n’ai pas ouvert la porte. Je pénètre tout de même en boitant dans ce sombre cloaque où les vêtements sales côtoient les restes de nourriture avariés à même le sol. Les volets sont clos depuis des semaines. La lumière du jour n’a rien à faire dans la chambre d’un mort. Près du lit, la flamme de la petite lampe à huile que je viens d’allumer vacille. Elle va bientôt s’éteindre et plonger la pièce dans l’obscurité, puisque le combustible se trouve avec le reste des provisions, sur les pavés du boulevard. Je me traîne jusqu’au fauteuil. Sur le velours clair de l’accoudoir, ma main laisse une marque écarlate. Je n’y prête guère attention. Mon regard s’attarde sur les traces brunes d’humidité qui rongent les murs et sur l’invraisemblable désordre qui m’entoure. Je me demande comment j’ai pu laisser les choses se détériorer à ce point. Je scrute la pièce d’un œil morne, sans réussir à me remémorer son ancien aspect. À une époque pas si lointaine, il m’était possible d’y recevoir la plus charmante des compagnies. Une telle chose est aujourd’hui impensable. Face au spectacle de ma vie, le plus humain des visiteurs s’enfuirait en courant sans demander son reste. Je loge donc seul, dans ce refuge poisseux, où même les cafards refusent d’élire demeure ; ces derniers temps, je ne le quitte guère que pour me rendre au travail.

Il est maintenant presque impossible d’atteindre le fond de la librairie. Les étagères s’effondrent et je ne les relève pas. Les livres gisent pêle-mêle au milieu des livres, les gens jettent un œil par la vitre, avant de passer leur chemin. Ceux qui se risquent à entrer me regardent avec un mélange de crainte et de consternation. Ils m’achètent un ouvrage, pris au hasard dans le capharnaüm, sans doute pas pour le lire, et quittent la boutique en posant sur moi un dernier regard chargé d’opprobre. À l’intérieur, les livres chutent les uns après les autres, de sorte qu’il n’en restera bientôt plus un seul sur les rayonnages. Les romans d’aventures plongent sans crier gare dans un océan de poésie étrangère. Le fragile équilibre qui maintenait les in-quartos de théâtre grec au sommet de la bibliothèque est rompu, ils rejoignent la mêlée avec entrain. Je les suis du regard, et les oublie aussitôt. Assis derrière mon bureau, je ne pense qu’à la cruelle répétition de mon supplice. À l’image de Prométhée, j’attends chaque jour l’heure à laquelle le rapace viendra dévorer mes entrailles. Entre les reliures dorées et les gravures anciennes, je me sens comme un voyageur refoulé aux portes de la ville où vivent ceux qu’il aime. Le refuge que je trouvais dans la littérature est désormais inhabitable. Je trimballe le même livre depuis des mois, de ma table de chevet à la librairie, et de la librairie à ma table de chevet, sans en lire une seule ligne. Cet absurde ballet ne durera plus très longtemps dans la mesure où je vais bientôt devoir mettre la clé sous la porte, faute de clients. Je ne sais pas comment je vais faire pour vivre lorsque cela arrivera. En attendant, je ne me préoccupe que des six coups de cloche qui retentissent et annoncent l’heure de la fermeture.

Ce soir-là, une pluie drue s’abat sur la ville ; sous les parapluies, les gens se pressent de rentrer chez eux. Je marche dans les flaques sans m’en rendre compte, mes jambes sont encore sur l’avenue, mais mon esprit est depuis longtemps déjà en train de chercher une cachette à mon corps. Sous la voûte métallique, l’averse résonne bruyamment, pas assez cependant pour couvrir le vacarme que produisent les chevaux quand ils surgissent derrière moi. Je me précipite contre le mur sans prendre la peine de me retourner, j’attends dans cette position inconfortable, serré contre les pierres froides, pendant ces secondes qui me paraissent des siècles et qui mènent à l’horrible expérience qu’il me condamne à revivre chaque soir. Le carrosse passe une fois de plus tout près de moi, mais au lieu de s’évanouir dans la nuit, le voilà qui chancelle. Un défaut des pavés a échappé à la vigilance du cocher, et la puissance des étalons ne suffit pas à redresser la trajectoire de l’attelage. L’un des chevaux de tête termine sa course dans la vitrine de l’ancien horloger, qui vole en éclat. Le carrosse s’immobilise à quelques mètres de moi ; m’offrant ainsi pour la première fois l’occasion de le contempler à l’arrêt. Il se dépouille sous mes yeux de l’aura menaçante que lui conférait sa célérité pour revêtir la simple forme d’un coffret de bois noir. Je m’avance vers lui, sans me poser de questions, bien conscient qu’une telle opportunité ne se présentera pas deux fois. Mon cœur bat à tout rompre, mais mes mains ne tremblent pas. Le cocher est descendu de son perchoir pour essayer de tranquilliser la bête, mais celle-ci s’agite dans son harnais en poussant des hennissements terrifiés dont les échos emplissent la venelle. Je profite du tumulte pour me glisser silencieusement entre le mur et la portière. Mes gestes sont calmes et précis, aucune hésitation ne les entrave, aucune précipitation ne les dénature. Ma main empoigne vigoureusement la poignée dorée qui est si souvent passée à sa portée, et l’actionne sans trembler.

En lieu et place du visage attendu, c’est ma figure blafarde qui fait irruption dans le carrosse. À l’intérieur, un homme seul, richement vêtu, me dévisage avec un mélange de surprise et d’irritation. Il a un visage gras, et de larges épaules qui s’enfoncent profondément dans le velours carmin de l’habitacle. À côté du sien, mon corps ressemble à un fétu de paille détrempé, et mes joues creuses, qu’aucune couleur ne réchauffe, paraissent dépourvues de chair. Les cernes que j’arbore sont si larges qu’on pourrait y amarrer des trirèmes, mais pour la première fois depuis des semaines la fatigue ne m’accable pas. Je scrute l’intérieur du carrosse sans dire un mot. Le baron se redresse et s’apprête à me chasser. La haine qui luit dans mon regard lui fait cependant comprendre que je ne suis pas un simple promeneur venu quémander une place au sec. Il hésite un instant de trop ; la lame que je dissimulais dans les pans de ma veste s’enfonce profondément dans sa poitrine. Une source écarlate jaillit entre ses côtes, tandis qu’il s’éteint sans pousser un cri. Son cadavre bascule doucement, de sorte que le haut de son corps verse en dehors du carrosse, alors que ses pieds y demeurent. Avant de filer, je déleste le baron, qui pend le nez au ras du sol, d’un portefeuille dont il n’a plus besoin. À quelques mètres de la scène du crime, le cheval pousse ses derniers râles. Le cocher n’a rien vu. Lorsqu’il découvrira la dépouille de son maître, je serai depuis longtemps hors de danger. Je me glisse déjà hors du passage couvert, plus silencieux qu’une ombre. Je serre le coupe-papier ensanglanté dans ma main gauche, en tentant de calmer mon cœur qui s’emballe. Les premières minutes que je passe dans la peau d’un assassin sont plus agréables que tout ce que j’ai connu ces derniers mois. Je me sens libéré d’un immense fardeau. Au lieu de m’affaler sur le fauteuil en entrant chez moi, je traverse la pièce pour ouvrir en grand la fenêtre et les volets. L’hiver s’engouffre brusquement dans la pièce. Sa main froide caresse les draps dont je m’enveloppe. Bercé par la mélodie de la rue, je m’endors, un sourire aux lèvres, au cœur de ma ville.

Nilitch

Si vous n'êtes pas une jeune admiratrice, vous perdez probablement votre temps.

nilitch@protonmail.com

Il ne me semble pas nécessaire d'avoir le ventre vide pour écrire des poèmes.

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