L'Extinction de la Flamme

L’après-midi pluvieuse touchait à sa fin. Sur l’avenue principale de la ville, un homme marchait seul. De taille et de corpulence moyennes, il ne se distinguait ni par un visage particulièrement attrayant ni par une physionomie notablement laide, et ne possédait de surcroît aucun des traits remarquables qui permettent d’ordinaire d’identifier facilement les personnages. La singularité de sa démarche n’aurait en revanche pas manqué d’attirer l’attention d’un observateur, s’il s’en était trouvé un dans les parages. Il allait en effet d’un pas rapide, quoique fort irrégulier, comme si, bousculé par le temps, il pressait l’allure, puis, saisit de ridicule, la retenait. L’anxiété dévorante qu’il trahissait par ses hésitations se reflétait également dans l’expression insolite de son regard. Celle-ci, loin de traduire la fascination hébétée propre aux visiteurs fraîchement débarqués, dénotait une frayeur grandissante.

Soudain, alors que six heures sonnaient au clocher de l’église, de nombreux individus émergèrent des différents bâtiments et vinrent remplir la large artère. L’homme étrange, qui un instant plus tôt se trouvait seul, croisait désormais la route de tous ces employés pressés de rentrer chez eux. Il considéra avec attention les visages de ces êtres aux mines tristes. Un sommeil de plomb les avait façonnés, et la pluie par les rues prenait, au contact de leurs figures, une saveur de métal. Ceux qui foulaient chaque soir ces pavés étaient à n’en pas douter de ternes fragments d’humanité, chez lesquels ne subsistait que le feu nécessaire à la prolongation d’une existence morose. Les impressions qu’ils provoquèrent sur le promeneur se succédèrent très rapidement et prirent des proportions inouïes. Passés les premiers instants d’intérêt que ce bouleversement avait suscité chez lui, il reprit son avancée, habité par une angoisse de plus en plus visible. Il trimbalait désormais en titubant un visage de cadavre, tandis que son regard s’égarait au milieu d’une foule qu’il ne voyait plus.

Il fit quelques pas supplémentaires en vacillant, puis fut contraint de prendre appui contre la grille du parc pour éviter de tomber. Ses mains se cramponnaient aux barreaux métalliques, tandis que sa tête, s’intercalant entre deux d’entre eux, plongeait inexorablement vers le sol. Un homme s’était arrêté à sa hauteur afin de s’enquérir de son état, mais le pauvre malheureux n’était pas capable de lui répondre. Il bascula brusquement en arrière, puis fut secoué par une série de spasmes. À la suite d’une convulsion particulièrement violente, il s’immobilisa, inconscient.

Le hall de l’hôtel était ce soir-là plus agité qu’à l’accoutumée. De nombreux individus s’affairaient autour d’une chaise, semblant suivre les ordres du plus tranquille d’entre eux. Le calme de ce dernier était lié à sa profession, qui ne lui laissait guère l’occasion de s’émouvoir en pareille circonstance. Il avait diagnostiqué un simple malaise, dont il confessait avec prétention ignorer les causes, en indiquant toutes les hypothèses vraisemblables à ce sujet. L’homme n’était cependant — il l’assurait — pas en danger, et son réveil était attendu d’une minute à l’autre.

Alors que le réceptionniste accourait de nouveau, muni d’un linge mouillé, un changement se produisit dans l’attitude du patient. Il fut dans un premier temps difficile de savoir s’il revenait réellement à lui. En effet, bien qu’il fût animé d’une respiration de plus en plus vigoureuse, ses yeux demeuraient obstinément clos. Il fallut attendre quelques minutes supplémentaires pour les voir s’ouvrir. Une demi-douzaine de personnes se tenait en arc de cercle autour de lui ; légèrement avancé en comparaison des autres, le médecin lui faisait face. Adoptant des tournures rassurantes, il lui décrivit les évènements que sa conscience avait escamotés. Sur le visage du nouveau venu, le rictus de peur laissa peu à peu place à un sourire gêné, tandis qu’il présentait d’une voix timide des excuses pour le dérangement. L’individu qu’il avait croisé au moment de son malaise lui restitua son portefeuille : « Ceci vous appartient. Par chance, c’est un honnête homme qui vous a trouvé dans cette posture vulnérable. Vos papiers nous ont permis de savoir qui vous étiez et où vous alliez. » Il y eut des remerciements, prolongés par une courte discussion. Finalement, on décida de se séparer, sur le conseil du médecin, qui recommandait un repas léger suivi d’une bonne nuit de sommeil, comme le font toujours les médecins.

Ayant récupéré ses clefs, notre homme pénétra dans l’étroite pièce qui allait lui servir de chambre pendant son séjour. Sans prendre la peine de défaire ses valises, il s’allongea sur le lit. Il demeura ainsi, étendu sur le dos, les yeux ouverts, durant un long moment. La pièce correspondait à ce que l’on peut imaginer de plus banal. Elle était semblable à toutes les autres chambres d’hôtel de ces nouvelles villes administratives. On y respirait une entêtante odeur de javel, et la lumière du néon n’éclairait que des murs désespérément nus. Après avoir contemplé un moment cette triste résultante du fonctionnalisme galopant de son époque, le pensionnaire de la petite chambre du deuxième essaya de s’endormir.

L’impression qu’il laissa sur le réceptionniste fut fort mauvaise. Il faut dire que son aspect extérieur était ce jour-là particulièrement ridicule. De son couvre-chef informe à ses chaussures mal cirées, en passant par son costume vert bouteille aux revers grotesquement larges, tout dans son accoutrement dénotait un profond mépris des convenances. C’est en tout cas ce qu’estima l’employé de l’hôtel qui décida en conséquence de se montrer respectueux, mais aussi froid que possible. Cette nuance ne parut pas en mesure d’affecter l’humeur de son client qui était fort préoccupé ce matin-là. À en juger par l’état de ses cernes, il n’avait point suivi l’élémentaire prescription du médecin. Il régla sa note et remit ses clefs au réceptionniste qui ne put ou ne voulut s’empêcher de penser, en voyant s’éloigner cet homme qu’il avait eu à faire à un marginal qui s’enorgueillissait probablement de choquer avec ses manières inqualifiables. Il n’aurait pas pu se fourvoyer davantage, puisque si la tenue de celui-ci ne correspondait en rien aux attentes de ces contemporains, ce n’était point faute d’avoir essayé. Seulement, n’ayant pas l’habitude de porter ce genre de costume, il avait commis toutes les erreurs possibles, et paraissait bien moins convenable que dans ses habits de tous les jours.

C’est pourtant ainsi vêtu qu’il s’éloignait de l’hôtel, animé du rythme vif et saccadé qui le distinguait. Au milieu des rues de la ville, il retraçait, éveillé, le chemin qu’il avait parcouru inconscient la veille. Il finit par déboucher sur l’avenue principale, où il retrouva les pavés blancs qui l’avaient vu choir. Il remonta le long des hauts bâtiments, et après un temps d’arrêt bien trop long, franchit la porte automatique de l’un d’entre eux. Tandis qu’il s’avançait d’un pas mal assuré dans la grande salle, son regard fut attiré par l’envoûtante croisée d’ogives qui rappelait l’architecture religieuse dans ce temple laïque. Le notaire le reçut immédiatement, et quoiqu’il fût un peu froissé par l’extérieur négligé de cet individu, il se reprit bien vite, car il avait contracté depuis longtemps l’excellente habitude de ne juger un homme que par ses affaires. En vertu de ce froid pragmatisme, c’est avec chaleur qu’il se chargea d’accueillir ce nouveau client. Le litige qui les réunissait était en effet fort simple, aussi fut-il surpris de voir une vive inquiétude teinter le discours et les expressions de son interlocuteur dès les premières minutes de l’échange. Les mains de ce dernier s’accrochaient fermement aux larges accoudoirs de son fauteuil ; comme s’il attendait une déferlante dont la venue était sans cesse retardée. De là, la crispation gagnait peu à peu l’ensemble du corps. Dans l’étude, la voix monocorde du notaire devenait un marécage poisseux au sein duquel, la victime, silencieuse et figée, s’enlisait sans débat. L’adjudicateur, quoiqu’il se soit aperçu de la singulière disposition qui affectait la posture de son client, reçut comme inconcevable l’hypothèse selon laquelle celui-ci se trouvait dans un tel état de tension en raison du litige qui les occupait. Aussi reprit-il le fil de ses idées, continuant à énumérer les différentes dispositions à prendre concernant l’affaire.

Il n’omettait cependant pas de surveiller du coin de l’œil l’évolution de l’attitude de cet étrange monsieur. C’est ainsi qu’il remarqua le mouvement compulsif qui agitait sa jambe gauche à une cadence extrêmement rapide. « Je ne crois pas un mot de ce que vous me dîtes. » L’homme s’était levé subitement. Avec sa face blême et ses traits tirés, il semblait sortir tout droit d’un asile. Sa voix mal assurée se répandait en d’abondants postillons, ôtant toute prestance à sa sortie, qui confinait au grotesque. Il avait bondi tel un diable de sa boîte, et ne s’arrêtait plus de parler. Ses propos étaient difficilement compréhensibles, mais ils se résumèrent dans l’esprit du notaire à l’idée qu’il n’était qu’un abject bureaucrate dont l’existence était une insulte à tout ce qui est beau, et que son client préférait mourir séance tenante plutôt que de passer un instant de plus en compagnie de l’abominable adorateur de paperasse et d’argent qu’il était. Ne sachant visiblement pas comment mettre fin à ses jours dans l’instant, l’énergumène se vit contraint par ses propres paroles à quitter l’étude en fulminant, pour rejoindre la rue, bien moins avancé dans son affaire qu’une heure auparavant.

Le notaire était habitué aux échanges rugueux avec ses clients, mais ceux-ci survenaient toujours avec l’à-propos d’une lutte d’intérêts bien compris. C’est donc avec stupéfaction qu’il accueillit cette sortie théâtrale qui le laissa coi un instant. Se servant à boire, il se fendit d’un large sourire en se disant qu’il avait fait là une bien étrange rencontre. L’impression que ce personnage avait produite en lui était nettement contrastée. Si d’une part, fidèle à ses habitudes, il jugeait négativement une manière d’agir qui cadrait aussi peu avec les intérêts objectifs de celui qui l’adoptait ; il ne put s’empêcher de considérer que, vu sous un autre angle, ce comportement extraordinaire n’était pas dénué de raison. Il s’empressa toutefois d’enfouir sous l’épais tapis que des siècles de bon sens pratique lui avaient tissé, ce maigre soupçon, un instant entrevu. Ainsi, sa révolution intérieure fut écrasée avant même d’avoir eu le temps d’élever une barricade.

Depuis le début de la matinée, le médecin avait enchaîné les consultations sans intérêt, il fut donc ravi de voir surgir au détour d’une rue, l’homme qu’il avait rencontré la veille dans le hall de l’hôtel, et qui avait — davantage en raison de son attitude que de sa pathologie — attiré son attention. L’irritation se lisait sur le visage de celui-ci, il avait le regard injecté de sang, et parlait tout seul à haute voix. Le médecin le salua malgré tout d’un bonjour sonore et s’avança vers lui en tendant une main chaleureuse. L’intéressé répondit par un geste automatique, où transparaissait un état de nervosité qu’il ne parvenait pas à camoufler, et qui excita la curiosité du praticien. Ce dernier ne se laissa pas convaincre lorsque son interlocuteur lui affirma s’être bien remis de son évanouissement, et continua à le presser de questions. Quoique toutes les réponses que lui faisait le pauvre homme affichassent clairement sa volonté d’abréger l’entretien, le médecin n’entendait pas le laisser s’échapper à si bon compte. Il désirait particulièrement connaître les raisons de sa présence en ville, ainsi que les causes de sa faiblesse de la veille. À ces deux questions, le nouveau venu n’offrit qu’une réponse, indiquant qu’une affaire administrative l’avait obligé à quitter pour quelques jours ses terres et qu’il avait conçu de l’angoisse relativement à sa résolution. Le médecin jugea qu’il s’agissait d’un caractère fort disposé à la panique pour s’émouvoir de si peu de choses, et voyant qu’il ne parviendrait pas à en obtenir davantage, le laissa partir à regret.

L’aurore gelée drapait le jardin d’un voile mortuaire, chaque brin d’herbe dans son cocon de froid s’abreuvait des maigres lueurs du jour naissant ; la brume nimbait les saules d’une aura fabuleuse, tandis que sur le plan d’eau figé se développaient en fines lignes blanches les théorèmes d’un géomètre fantasque. Par la fenêtre, on pouvait admirer l’éphémère beauté de ce spectacle qui mérite qu’on veille pour lui jusqu’à l’aube, mais le seul homme qui aurait pu en profiter n’y jeta même pas un coup d’œil. Dans sa cuisine vieillotte, il était assis près d’un compotier cuivré, au fond duquel il remuait distraitement une longue cuillère de bois. À deux pas de lui, une imposante horloge scandait le passage des heures, mais il n’y prêtait pas la moindre attention. Entre les ingénieux ressorts de la savante machine et les manies erratiques de ce déraisonnable animal, il était impossible d’établir une quelconque correspondance. Depuis son retour, ce dernier passait le plus clair de son temps à la même place. Les cadences les plus élémentaires qui régissent le quotidien de tous ses semblables, à commencer par celle du sommeil, lui étaient devenues totalement étrangères. Il s’assoupissait parfois sur sa chaise, mais cela pouvait aussi bien survenir le soir que le matin, en pleine journée, qu’au beau milieu de la nuit. Durant les dix jours qui précédèrent sa décision, il n’alla en revanche pas une seule fois se coucher dans son lit. Les heures de ses repas, où pour mieux dire, les heures auxquelles il daignait manger n’étaient pas davantage réglées sur un emploi du temps ordinaire. La faim le surprenait au cours de ses rêveries ; et lorsqu’il n’en pouvait décidément plus, il se levait pour prendre une conserve qu’il dévorait à même le bocal. Ce régime le faisait pâlir à vue d’œil, et ne lui laissait que la peau sur les os, mais il ne s’en préoccupait pas.

Son esprit était happé par autre chose, bien qu’il fût incapable dans un premier temps de dire par quoi exactement. Cependant, comme même le plus épais des brouillards finit par se lever, celui qui l’empêchait d’y voir clair en lui-même se dissipa au bout de quelques jours. Il ne découvrit rien d’exceptionnel, rien qu’il n’ait su depuis des années. Pourtant, quelque chose avait changé. Des raisonnements dont ils avaient maintes fois éprouvé la justesse, sans pour autant agir en conséquence, le conduisirent cette fois à prendre une décision. Le parti qu’il venait de prendre ne modifia guère son attitude, il resta assis sur sa chaise, et continua à remuer la cuillère en bois dans le compotier vide. Un sourire, toutefois, venait de se poser sur ses lèvres. Ce n’était pas un de ses sourires vulgaires qui défigurent les visages, il n’avait rien de commun avec ceux qui trahissent la futilité de ceux qui les arborent, et ne ressemblait pas non plus à ceux que force l’objectif d’un appareil photographique. Non, c’était un sourire rare, discret, à peine manifesté par une légère remontée de la commissure des lèvres. Il évoquait cependant bien des choses qu’on ne rencontre pas dans la plupart des sourires. Outre le soulagement, il exprimait la joie, qu’avait fait naître, chez celui qui l’esquissait, le simple fait de retrouver ses idées après une longue absence. L’horloge, qui ne s’était rendu compte de rien, indiquait imperturbablement dix minutes passées dans la quatrième heure du jour, sans s’apercevoir que jamais l’occupant de la cuisine ne prendrait la peine de s’enquérir de cette information.

Il se trouvait dans un état d’esprit, où l’on ne se soucie plus de manquer un rendez-vous ou le début d’une émission de radio. Il n’attendait rien. Dès lors, il n’était plus question de prendre des dispositions pour l’avenir. Ses pensées s’en étaient d’ailleurs résolument détournées pour arpenter le sentier dans l’autre sens, une dernière fois. Ses yeux parcouraient les pages d’un ouvrage absent, lu des années plus tôt, à la recherche d’une idée, comme s’il s’était trouvé devant lui. Il se consacrait exclusivement à un dialogue intérieur, où il conviait plus volontiers les morts que les vivants. Cette plongée au cœur de son passé n’altéra que légèrement sa posture. Abandonnant sa cuillère de bois, il se mit à tapoter du bout des doigts sur le bord de la table au rythme de ses souvenirs, tandis que sur son visage le sourire que sa précédente décision avait fait naître s’épanouissait. Il prenait plaisir à laisser ses pensées vagabonder parmi les réflexions et les rêveries qui avaient été les siennes, mais le faisait sans perdre de vue le geste bien concret qui s’imposait comme la conséquence de ses précédents raisonnements. Il savait sa résolution suffisamment ferme pour n’avoir pas besoin de l’accomplir sur-le-champ. Il pouvait la laisser de côté quelques jours, s’adonner pendant ce temps à la remémoration des heures les plus joyeuses de son existence, puis y revenir et la trouver intacte. La pesée était faite sur une balance qui ne risquait pas de se déjuger. Peu importait que ce soit aujourd’hui ou demain, il passerait à l’acte. Au terme de ses rêveries, il jeta un œil au cadran de l’horloge sans s’informer de l’heure, et décida qu’elle était venue. Le jour se levait.

Ce matin-là répétait tous les matins du monde, mais il n’y en avait pourtant jamais eu de pareil.
Ce matin-là, la lumière caressa l’horizon. Le soleil, fidèle à ses habitudes, s’était levé. Sa clarté aurorale imitait la beauté livide des jeunes filles de cette contrée. Ce pigment sublime que la vulgarité juge maladif, il le répandait délicatement à la surface des êtres qu’il extirpait de la torpeur.
Ce matin-là, la campagne gelée offrait au hardi promeneur la splendeur futile de ses blanches étendues. Vêtue de son manteau d’hiver, elle cherchait à séduire le marcheur grelottant qui avait oublié le sien. Mais celui-ci n’était venu la voir que pour lui dire adieu. Il était plus que jamais sensible aux œillades de la nature, mais il savait qu’en dépit de toutes les ruses déployées, elle ne réussirait pas à le convaincre de rester encore un peu.
Ce matin-là, les promesses trompeuses d’un avenir plus radieux et les sophismes conservateurs de l’instinct n’effleurèrent même pas son esprit. L’espoir l’avait quitté. Il promenait une dernière fois son regard sur des vallons et des collines qui appartenaient à un monde qui n’était déjà plus le sien.
Ce matin-là, un être décidait d’en finir avec la vie et son cortège d’absurdité.
Ce n’était qu’un matin, mais c’était un remarquable matin.

Sur le sol de grès, le sang coulait lentement, dressant une nappe rouge sur les travées blafardes d’un beau jardin d’hiver. À quelques pas de là, les hellébores relevaient leurs corolles pour saluer dignement le flot des humeurs déversées. Depuis une heure déjà, l’homme avait procédé à cette incision discrète qui prend de cours les prédictions de la faucheuse. Le bras tranché s’étalait, livide, sur le rebord du petit bassin central. Il y trouvait si naturellement sa place qu’on aurait pu croire que les nénuphars et les rochers avaient été disposés de cette manière dès le premier jour afin de lui fournir un écrin idéal.

Pour les habitants du bassin, cette tragédie offrait l’occasion d’un banquet somptueux. Des carassins aux écailles rouges se disputaient les pièces de choix, tandis que les abats étaient abandonnés à la foule des organismes mineurs qui peuplent toutes les vases. Les grosses carpes festoyaient dans la graisse, rompant le jeûne hivernal en ingurgitant autant d’épais morceaux de viande qu’elles le pouvaient. Autour d’elles, une myriade de poissons bariolés improvisaient une chorégraphie sanglante, arrachant à la dépouille de larges rubans rouges qu’ils défendaient ensuite face à leurs congénères. Aux abords de la mort, la vie qui reprenait ses droits déployait une aura fascinante. Dans le silence presque complet du petit jour, les infimes clapotis de l’eau s’égrenaient comme les notes d’un piano sur lequel on aurait joué un requiem primordial. Près du bassin, sous un portique de verdure, trônait un candélabre d’argent à neuf branches. De longs cierges blancs s’y consumaient lentement, déposant un voile de fumée sur la sépulture. Dans l’esprit du suicidaire, chaque flamme représentait l’une des muses. Ayant passé sa vie en leur compagnie, il avait souhaité se donner la mort en leur rendant hommage. Dans son esprit, la disparition des cierges devait mimer celle de ces êtres qui avaient eu comme lui le malheur de naître trop tôt ou trop tard, dans un monde où il fallait se rendre utile et cesser de rêver.

Indifférent à cette déclaration romantique, le corps puant mêlait ses viscères à la flotte stagnante du bassin d’ornement. Tandis que la nuit ensevelissait progressivement la campagne, les neuf cierges brandissaient leurs flammèches tremblotantes comme un ultime recours face à l’obscurité. Les os blanchis s’enfonçaient lentement dans les profondeurs boueuses. Peu à peu, la mort disparaissait, et la surface du bassin ne fut bientôt plus troublée que par la caresse du vent. Sur le candélabre, les dernières onces de cire s’évanouissaient dans un silence solennel, épousant la destinée funeste du malheureux. Il avait choisi pour lui-même et pour les chandelles, le jour de la mort, mais celles-ci ne goûteraient pas comme lui le paradoxal mélange de terreur et de soulagement qui submerge l’homme au moment où il se libère des procédés chimiques qui ont fomenté son tourment. Contrairement à lui, elles n’éprouvèrent aucune angoisse au cours des minutes qui précédèrent leur fin. Et les neuf flammes, une à une, succombèrent sans pousser un cri, jusqu’à ce qu’enfin, sans même un soupir capricieux, Polymnie s’éteigne.

Nilitch

Si vous n'êtes pas une jeune admiratrice, vous perdez probablement votre temps.

nilitch@protonmail.com

Il ne me semble pas nécessaire d'avoir le ventre vide pour écrire des poèmes.

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