La Sylphide
À Paris, le 4 avril 2020
Chère Sally,
Le voisin du 5e est mort hier. Il n’était pas vieux du tout, mais le virus l’a emporté brutalement. Il est mort seul dans sa chambre de bonne. C’est moi qui ai prévenu les pompiers, parce qu’il ne m’avait pas déposé les quelques provisions que je lui avais demandé de me prendre. Il avait gentiment proposé, dès le début du confinement, de faire les courses pour les gens de l’immeuble. Il avait laissé un mot dans la cage d’ascenseur et un autre dans le hall d’entrée, mais personne à part moi ne les a lus, vu que tous les autres habitants de l’immeuble ont quitté Paris dès l’annonce du confinement. J’avais donc pris l’habitude de laisser chaque jour une petite liste dans l’ascenseur. Il devait passer vérifier souvent, puisqu’à chaque fois il ne lui fallait pas plus de quelques heures pour revenir avec mes provisions. Avant-hier en fin de matinée, j’ai déposé un mot pour dire que j’avais besoin d’une petite botte d’asperges vertes, d’un pot de crème et d’une boîte de rooibos. Le soir, il n’était toujours pas passé. J’ai mangé un reste de cake aux olives et quelques biscuits à la cannelle qui traînaient au fond d’un bocal, et puis je suis allé me coucher sans me douter un seul instant qu’il était en train d’agoniser dans sa chambre, quatre étages au-dessus de la mienne.
Le lendemain, lorsque j’ai vu qu’à midi il n’était toujours pas passé, je suis montée au cinquième pour savoir s’il lui était arrivé quelque chose. J’avais un mauvais pressentiment, qu’est venu renforcer le thème final de la Sylphide qu’on entendait sur le palier. J’ai commencé à taper à sa porte, doucement d’abord, puis de plus en plus fort. Je l’ai martelée à m’en faire mal aux mains, mais personne ne m’a répondu. Alors je me suis mise à pleurer. Je n’ai même pas imaginé qu’il ait pu quitter l’appartement en oubliant d’éteindre ses enceintes, j’ai immédiatement su qu’il était là, mort ou mourant, de l’autre côté de la cloison. J’ai fini par me calmer et j’ai appelé les pompiers. Ils sont arrivés vingt minutes plus tard. Ils portaient tous des masques. Le plus costaud des trois a enfoncé la porte d’un coup d’épaule, et j’ai vu le cadavre, allongé sur la banquette qui lui servait de lit. À côté de lui, il y avait un mouchoir en tissu taché de sang. Son appartement était encore plus petit que je ne l’imaginais. Les livres y prenaient presque toute la place, il y en avait quelques-uns sur une étagère au-dessus des plaques de cuisson, un grand nombre sous la banquette, et d’autres encore qui traînaient un peu partout sur le sol de la pièce. Les pompiers ont appelé le numéro d’urgence de son téléphone. Il s’agissait d’un ami à lui qui réside dans le quartier. Il n’a pas mis longtemps à arriver. Grâce à lui j’ai pu en apprendre davantage sur Gabriel.
Il vendait des glaces chez Amorino pour se payer ses études de lettres et ne sortait pas beaucoup. C’était quelqu’un de discret, qui ne connaissait pas grand monde à Paris, mais ne retournait jamais en province. Hector l’avait rencontré à l’université deux ans plus tôt. Ils avaient pris l’habitude de boire des cafés ensemble après les cours, dans le quartier de la Sorbonne. Ils discutaient des livres qu’ils avaient lus, des expositions qu’ils avaient visitées, des spectacles auxquels ils avaient assisté. Il ne m’a pas dit s’ils parlaient des femmes avec lesquelles ils avaient fait l’amour. Je n’ai pas réussi à savoir s’il était triste. Il est resté calme tout le long, et n’a pas versé une larme. Il a tenu à emporter les papiers de Gabriel, les dizaines de pages de notes manuscrites qu’il enfermait dans des pochettes cartonnées mauves. Les pompiers ont d’abord dit que ce n’était pas possible à cause du risque de contamination, mais il a fini par les faire céder en leur promettant de se laver scrupuleusement les mains après chaque manipulation. Il quittait l’immeuble lorsque le médecin est arrivé pour constater le décès. Il a rapidement examiné le cadavre, et a confirmé qu’il s’agissait très probablement d’une complication pulmonaire liée au COVID-19. Les pompes funèbres sont ensuite venues enlever le corps. Apparemment la situation est très difficile pour eux en ce moment. Les pompiers m’ont recommandé de rester chez moi, et d’appeler les urgences en cas de symptômes. Normalement, vu que j’ai été en contact avec un contaminé il faudrait que je sois testé, mais les hôpitaux manquent de matériel.
La mort de Gabriel m’affecte beaucoup. Avant le confinement, je l’avais croisé deux ou trois fois dans le hall sans vraiment le remarquer, mais depuis que nous étions les derniers habitants de l’immeuble je m’étais habituée à ses visites. Il frappait doucement à la porte, je venais lui ouvrir. Dans le panier qu’il déposait sur le seuil, il y avait à chaque fois, en plus des provisions que j’avais demandé, la monnaie de la veille au centime près, et les tickets de caisse. Je prenais le panier, le vidais sur la table de ma cuisine, puis le ramenais avec un billet pour les courses du jour. Nous échangions alors des phrases sans importance, en veillant à respecter la distance de sécurité, avant de nous quitter. Le premier jour il m’avait dit quelques mots très touchants au sujet de mon interprétation du rôle de la Sylphide dans le ballet que nous jouions à l’Opéra Bastille avant qu’il ne ferme. Dorénavant, il ne passera plus. Je me sens terriblement seule. J’aimerais tellement te voir et te serrer dans mes bras.
Je t’embrasse,
Olga
À Londres, le 8 avril 2020
Chère Olga,
Je peux à peine croire ce que tu me racontes. C’est si triste de voir mourir un homme si jeune. Je comprends que tu sois bouleversée. On a beau apprendre chaque jour que des centaines de gens sont morts de l’épidémie, on ne les voit pas. Là c’est différent, c’est quelqu’un dont le son de la voix t’était devenu familier, dont tu as connu le visage lorsque la vie animait encore ses traits. Moi aussi, j’aimerais pouvoir te prendre dans mes bras, mais ça risque de ne pas être possible avant un moment. Je ne supporte pas les gestes barrières, j’ai envie de me jeter sur la caissière au supermarché, de lui arracher son masque et de la couvrir de baisers. Combien de temps ça peut durer ? Je ne peux même pas m’exercer, les voisins du dessous restent chez eux toute la journée, et ils ne supportent pas de m’entendre faire « my circus ». Je suis certaine que Gabriel avait raison, tu devais être sublime en Sylphide. J’aurais tellement aimé te voir danser, mais il va falloir attendre.
Je t’embrasse,
Sally
À Londres, le 11 avril 2020
Chère Sally,
C’est plus affreux encore que je ne le pensais. C’est moi qui ai causé sa mort. Hector est passé ce matin, et m’a remis les lettres que Gabriel avait écrites pour moi, sans jamais oser les glisser sous ma porte ou les joindre aux provisions qu’il m’apportait. Hector m’a dit qu’il ne les avait pas lues, mais j’ai su à la façon qu’il avait de me regarder qu’il mentait. De toute façon, il a lu le journal intime, c’est suffisant pour me haïr. Il me l’a laissé aussi, en me disant que ça devrait m’intéresser. Je l’ai lu, il n’y est question que de moi. Gabriel n’était pas venu qu’une seule fois voir le ballet, il avait assisté à chacune des représentations. Il les a décrites dans son journal avec une très grande précision. Comme je te l’avais dit dans ma précédente lettre, il avait eu quelques mots très touchants à mon égard la première fois qu’il est venu me livrer, mais ces pages contiennent bien plus, il y a là les plus beaux compliments qu’on m’ait jamais adressés. Regarde ce qu’il écrit à propos de la première :
« Le rideau se lève. Elle est là, immobile pour quelques secondes, fleur blanche couronnée de fleurs blanches. Son corps n’est encore que l’esquisse d’un mouvement, mais il faudrait être aveugle pour ne pas y deviner la légèreté des gestes à venir. Un instant plus tard, ils sont là ; les pas de la danseuse, de celle qui a dompté son corps et le guide comme une pirogue sur les eaux sonores qui jaillissent de la fosse. L’image de la danseuse qui vole est éculée, elle est de toute façon impropre dans le cas présent. On ne dit pas d’un tourbillon qu’il vole. Ce verbe s’applique aux êtres qui luttent face à la pesanteur, et même lorsqu’ils semblent échapper à celle-ci, comme c’est le cas des immenses rapaces qui planent au-dessus des vallons, il subsiste encore une démarcation claire entre la bête de proie et l’air où elle se meut. Olga N. épouse entièrement cet élément subtil que les autres danseurs, aussi doués soient-ils, continuent de traverser.
Il est invraisemblable qu’un public cultivé du XXIe siècle croie sérieusement voir apparaître une créature magique. Ce fut pourtant le cas ce soir-là. Ce n’était toutefois pas une hallucination collective, ce n’était pas non plus une illusion de théâtre, c’était une véritable sylphide qui se mouvait sous nos yeux. Un génie aérien, une apparition diaphane et séduisante qui ne pouvait être le fruit de l’union d’êtres humains. D’ordinaire, la beauté d’une danseuse ne surpassant celle d’une autre que de quelques degrés, il est possible, au moins en théorie, d’intervertir les rôles sans nuire au ballet, mais c’eut été criminel de le faire dans ce cas, tant l’une des ballerines dominait toutes les autres par la grâce de son être, s’imposant comme la seule à pouvoir incarner la Sylphide. La vénusté d’Olga N. est telle que l’imagination n’a aucun effort à fournir pour comprendre pourquoi James abandonne son mariage pour s’élancer à sa poursuite. Il ne va pas tarder à en tomber amoureux d’ailleurs, car voilà qu’elle l’éveille d’un baiser. Il a à peine ouvert les yeux que déjà il n’est plus maître de lui-même, il tente de l’approcher, mais sitôt qu’il est sur le point de la rejoindre elle se dérobe à son étreinte. Insaisissable, comme le sont souvent les êtres qui peuplent les songes, elle tourne autour de lui quelques instants avant de disparaître par la cheminée. La scène s’achève. Mon cœur bat plus vite que de raison. J’ai oublié qu’il s’agissait d’un spectacle, d’ailleurs ce n’en était pas un. »
N’est-ce pas magnifique ? Il raconte ensuite comment il a découvert par hasard que nous habitions le même immeuble. C’est à ce moment-là qu’il a commencé à m’écrire ces lettres dont je n’ai pris connaissance qu’aujourd’hui. Son journal se poursuit avec le récit du confinement et de nos rencontres quotidiennes. Quotidiennes, parce qu’au lieu de lui passer une grosse commande, je lui en faisais dix petites, l’obligeant à sortir chaque jour pour satisfaire mes caprices, l’exposant davantage au risque d’être contaminé par ce virus qui a fini par causer sa perte, et plutôt que de me condamner, il me pardonne tout :
« Elles sont peu nombreuses les fautes qu’une beauté telle que la sienne ne saurait rendre vénielles. Sa magie métamorphose ce qui chez une autre aurait été des manies insupportables en de charmants caractères. Comment ne lui pardonnerai-je pas de vouloir de la brioche et des confitures le mardi, puis des sardines à l’huile le mercredi, et de ne pas avoir prévu le mardi qu’elle aurait envie de sardines le mercredi ? Tant pis si je dois sortir de nouveau, remplir une attestation, prendre le risque d’être contaminé. Après tout, c’est grâce à ses caprices qu’il m’est donné de voir tous les jours ce visage un peu décharné, très pâle, sublimé par le bleu maya des iris, et ces jambes angéliques qui me font perdre la tête. Je ne peux rien exiger de plus. Évidemment, je voudrais qu’elle m’invite à entrer chez elle, qu’elle me dise de ne pas faire attention au désordre et me demande si je veux boire quelque chose, mais pourquoi le ferait-elle ? C’est insensé, et lui proposer de monter chez moi l’est plus encore. On n’invite pas une danseuse de renommée internationale dans un 9m2. Ça fait partie des choses suffisamment évidentes pour qu’on n’ait normalement pas besoin de les dire. La proximité de nos appartements peut donner l’illusion que nous appartenons au même monde, mais c’est une illusion. Je ne dois pas l’oublier. »
Il pensait que s’il me donnait les lettres qu’il avait écrites pour moi, je lui rirais au nez ou bien je lui interdirais de me rendre visite. Je ne suis pas si méchante, même s’il me donne le droit de l’être en vertu de ma beauté. À vrai dire, je ne sais pas comment j’aurais réagi. Je n’éprouvais pas pour lui les sentiments violents qu’il ressentait à mon égard, mais je n’aurais pas détesté apprendre à mieux le connaître. Si je ne l’ai pas invité à entrer chez moi c’est en raison des mesures de confinement, et aussi parce que rien dans son attitude ne laissait paraître le désir qu’il dévoilait dans ses lettres :
À Paris, le 26 mars 2020
Divine Olga,
Dire que vous m’obsédez serait un euphémisme. J’essaie de retrouver l’odeur de votre parfum sur les billets que vous me donnez. Je vais dix fois par jour regarder si vous ne m’avez pas laissé une commande. Le destin m’a donné un sérieux coup de main, dont je ne tire pas profit. Il me permet chaque jour de m’entretenir avec vous, et au lieu d’en profiter pour tenter quelque chose, je vous parle de la météo et de l’actualité. J’aimerais vous faire des demandes insensées, mais je n’ose formuler devant vous les plus raisonnables. Je souhaiterais vous faire part de mes idées les plus indécentes, mais je n’ai pas le courage en votre présence d’évoquer les plus honnêtes de mes désirs.
Ne prenez pas peur. Je comprends, j’admets que vous ne ressentiez à mon égard, sans même parler d’amour, le moindre sentiment qui puisse laisser penser qu’un jour il puisse y avoir de l’amour. Il n’y a rien là de révoltant. C’est dans l’ordre des choses. Je crois qu’il est impossible que vous m’aimiez, comme il est impossible que je ne vous aime pas.
Les quelques mots que j’ai pu dire à propos de votre interprétation de la Sylphide n’étaient que l’écume de la vague qui m’a submergé. Vos pointes sont rentrées dans mon cœur. Dès que vous avez commencé à danser, le monde a cessé d’exister pour moi. Les pensées parasites qui distraient habituellement le spectateur, les préoccupations qui s’interposent presque toujours entre lui et l’œuvre trouvèrent porte close lorsqu’elles voulurent s’immiscer dans ma conscience. La Sylphide y régnait sans partage.
J’ai beaucoup écrit au sujet de ce ballet. Si par quelque fantaisie d’artiste il vous plaît de m’introduire dans votre intimité, je serai honoré de pouvoir vous les lire. Nous vivons dans le même immeuble, je voudrais que ce soit dans le même appartement. Je sais que c’est insensé, mais que voulez-vous, je vous aime.
Gabriel
Je me fais mal en recopiant ces lignes, je ne peux pas continuer.
Je t’embrasse,
Sally