La Cellule
Chaque jour, les murs de ma cellule se rapprochent. La pièce dans laquelle je suis enfermé depuis des années se rétracte lentement. J’ai d’abord été incapable de cerner la nature du changement qui affectait mon quotidien bien réglé. Les heures de mes repas demeuraient les mêmes, le tracé de ma promenade n’avait pas dévié. Au sein du cérémonial, dont l’immuable retour scandait le rythme de mes journées, je décelais cependant une infime altération qui bouleversait tous mes repères. J’observais avec une attention maladive les moindres détails de mon environnement, scrutant les recoins vides de ma geôle dans l’espoir d’y découvrir ce minuscule je-ne-sais-quoi, dont le surgissement ébranlait les fondements de ma routine. Au terme de plusieurs journées de recherches infructueuses, durant lesquelles mon malaise ne fit que croître, au point d’occuper l’ensemble de ma vie psychique, j’aperçus enfin quelque chose. L’ombre projetée par le coin du lit empiétait sur la porte, elle s’achevait à quelques centimètres à gauche de sa position habituelle. La lampe était solidement fixée à la cloison, le lit se tenait exactement à la place que je lui avais toujours connue, avec ses pieds de fer vissés dans le béton. L’ombre n’avait pas varié, l’espace entre la porte et le mur s’était contracté. Je m’attachai à cette conclusion étrange, qui correspondait parfaitement à l’impression de confinement que j’avais éprouvé de façon croissante pendant les jours précédant mon observation, et dont je n’avais jusque-là su saisir la cause. Je décidai de tester immédiatement mon hypothèse, en mesurant avec précision les dimensions de la pièce. J’utilisai la taille de mes membres comme unité de référence. De la porte au mur du fond, il y avait six coudées et onze pouces, entre les deux autres parois, cinq coudées et quatre pouces et demi, du sol au plafond, je notai enfin une hauteur de quatre coudées et six pouces un quart. Le lendemain à la même heure, je fis de nouvelles mesures. La hauteur et la largeur demeuraient inchangées, mais je remarquai une faible différence sur la longueur. À la fin de la semaine, l’espace avait diminué de plus d’un pouce en longueur et d’au moins un quart-de-pouce sur la largeur. Le phénomène n’a cessé de s’accentuer depuis. La cellule, qui était au début de ma peine suffisamment grande pour que j’y fasse les cent pas, n’est plus aujourd’hui assez spacieuse pour que j’esquisse un geste sans me cogner quelque part. Au rythme auquel ses dimensions s’amenuisent, je serai bientôt réduit à me tenir recroquevillé.
Si c’est par un système de vérins dissimulés qu’ils compriment mon clapier, ils ne l’actionnent que pendant mon absence, car je n’entends aucun des bruits qu’une telle machinerie ne manquerait pas de produire. Ma promenade quotidienne leur laisse le champ libre pour procéder aux différents ajustements. Alors, ils y tiennent à ma promenade, ces salauds. Quand j’ai refusé de me prêter au jeu, ils ont commencé à paniquer. Les matons m’ont menacé, et ont fini par me traîner de force hors de la cellule. J’avais beau leur gueuler que l’air vicié et les jambes engourdies me convenaient très bien, ils ne voulaient rien entendre. Dans la cour grise, j’ai donc fait mon petit tour habituel, longeant l’immense mur de l’administration jusqu’au réfectoire, là j’ai bifurqué pour retrouver le carré d’herbe jaunie et le ciel grisâtre. Je me suis posé seul. Sur le même banc de pierre que les autres jours, j’ai attendu que le temps se décide à passer. Aucun prisonnier ne m’a rejoint. Il n’en vient d’ailleurs jamais. Aux heures de mes sorties, les autres sont enfermés. Ça ne me dérange pas. De toute façon, je n’aurai rien à leur dire. Je ne suis pas comme eux. Nous n’avons pas atterri là pour les mêmes raisons. Je me contente donc de la compagnie silencieuse des gardiens.
La porte de la cellule s’est refermée derrière moi avec ce bruit métallique atroce qui s’est incrusté dans mon esprit dès le premier jour, et n’en partira jamais. Je n’ai pas pris la peine d’effectuer les mesures, j’ai su d’un seul coup d’œil ce que je voulais savoir, j’ai vu l’ombre menaçante qui s’avançait encore un peu plus loin sur le mur. La méfiance que je manifestais à l’égard de l’institution pénitentiaire ne semblait pas de nature à convaincre ces ordures d’interrompre la procédure. Ils poursuivaient comme si de rien n’était, veillant à ce que mon espace vital s’amenuise sans cesse. À partir de ce que j’observais, je ne pouvais presque rien conclure. Je devais donc deviner sous des apparences muettes, les soubassements de la machination dont j’étais la victime. J’imaginais ainsi le rigoureux protocole scientifique qui orchestrait la transformation de ma cellule en placard à balai, et les hommes en blouse blanche en train d’étudier avec attention l’évolution de ma santé mentale.
La chose n’est pas si étonnante, me disais-je, dès lors qu’on la pense d’un point de vue expérimental. La prison fournit en effet un laboratoire parfait, rempli de cobayes dociles, dont les cris ne portent jamais bien loin. Derrière les murailles silencieuses et les ouvertures calfeutrées des maisons de sûreté, les savants peuvent injecter aux bagnards les pires saloperies, leur faire phosphorer les tripes, leur triturer les neurones, sans que la morale y vienne fourrer son nez. Ma situation particulière me conférait dans cette perspective un intérêt notable. J’étais le spécimen idéal pour une expérience éthiquement douteuse, qui requérait une observation prolongée. Aucune visite pour rompre ma solitude, aucun avocat pour se préoccuper des évolutions de mon dossier, aucun contact avec les autres prisonniers. Une douche tous les trois jours, seul. Les repas dans la chambre, et durant la promenade, une surveillance permanente. En somme aucun moyen de communiquer avec le monde extérieur. Dans ces conditions, mes pensées étaient aussi sûrement emprisonnées que mon corps, ma souffrance emmurée au même titre que ma carcasse. Je me trouvais à la merci de chercheurs sans scrupules, auxquels j’offrais la rare occasion d’observer un homme privé de toute relation sociale. Comme un objet imaginaire sur lequel ne s’exerce aucune force de frottement, j’existais dans le vide absolu de l’isolement. J’ignore toujours ce qu’ils s’ingéniaient à prouver, mais j’ai dès le premier instant pris le parti de saboter leur petite entreprise. Ils peuvent me broyer les os, je ne broncherai pas, je résisterai jusqu’à l’ultime seconde, de sorte qu’ils n’auront rien d’autre à mesurer que l’incroyable envergure de ma volonté. Le résultat qu’ils obtiendront sera si inhumain, qu’il viendra grossir les collections de tératologie, au lieu d’apporter de nouvelles données aux spécialistes de psychologie comportementale. Ils ne récolteront pas les supplications qu’ils escomptent. Alors qu’ils compriment l’espace où ils m’ont enfermé, en espérant exhumer les secrets de la psyché humaine sans recourir au procédé sauvage de la trépanation, je m’évade dans le souvenir, là où ils n’ont aucun pouvoir.
Depuis le début de ma captivité, j’explore régulièrement le labyrinthe de ma mémoire pour ne pas perdre contact, pour maintenir le seul lien qui me reste avec l’en-dehors. Je reconstitue les évènements à partir des bribes de sons et de couleurs qui résistent au passage des années. Je compose une histoire qui s’enrichit lorsque ma conscience parvient à éclairer de nouvelles scènes. Je remonte lentement à la source, là où les souvenirs deviennent des fragments, avec lesquels je me bricole une enfance. Je me promène au milieu des arbres tordus dans un jardin à l’anglaise, je m’assois derrière le préau de l’école, je déambule dans les ruelles d’une ville de province, je marche sous la voûte austère d’une église romane. À partir des lieux, je retrouve les visages, et de ces visages coulent des paroles dont je m’abreuve. J’entends parfois des rires, et d’autres fois des chants, avec un peu de chance c’est toute une conversation à laquelle j’assiste. Derrière mes paupières closes s’ouvre la chronique incertaine de mes joies et de mes peines. Entre les pages blanches de l’oubli, je retrouve les images de mon premier baiser et celles des manuscrits que j’étudiais à la bibliothèque. Au-delà d’un certain point, je m’arrête. Le chemin qui mène dans ce cachot je ne veux pas le parcourir une fois de plus. Je le connais déjà par cœur. Je préfère revenir aux heures joyeuses, durant lesquelles ma vie rimait encore avec celle d’une autre. Pourtant, lorsque je revois les boucles de feu autour de son visage mélancolique, et que je respire l’odeur de jasmin au creux de ses épaules, mon esprit se trouble. Certaines scènes m’apparaissent avec une telle force de détails, si nettes après tant d’années, que je me demande si elles ne sont pas le fruit d’une sorte de délire. Est-ce bien ma vie que je me remémore ? N’est-ce pas mon inconscient qui me joue des tours ? Les images que je convoque sont-elles le reflet du passé, ou bien des constructions mensongères ? Ces questions, comme tant d’autres, demeurent sans réponses, d’autant plus que je sais à quel point nos souvenirs ont coutume d’escamoter le réel. Avec le temps, les figures se dégradent, les couleurs s’altèrent, les détails se perdent dans une masse indistincte. Le conteur égare ses notes. Son récit s’embrouille lorsqu’il évoque les évènements trop lointains. Il comble les vides comme il peut, avec des éléments qu’il puise à d’autres sources. Il masque les plaies afin de ne pas blesser le héros, et tisse dans la trame du néant les anecdotes dont il a besoin. Le désir trompe la conscience, il embellit les traits des personnages d’une main, et accentue leurs caractères de l’autre. Par mille procédés, il confère une teinte merveilleuse à l’existence la plus terne. Au bout du compte, la copie n’a plus grand-chose à voir avec l’original. Les bribes de vécu que je tente de conserver ne sont peut-être rien d’autre que les chapitres d’une aventure qui n’a jamais eu lieu. Je n’ai aucun moyen de les confronter à l’expérience des sens, ou au témoignage d’un ami. Ma condamnation m’ôte pour toujours la possibilité de revisiter les lieux de mon enfance pour voir s’ils correspondent à l’image que je m’en fais aujourd’hui. Je m’accroche toutefois à ces fables incertaines, comme à la dernière amarre qui me lie aux rives de la joie. Puisque je ne possède rien d’autre, je crains de les perdre plus que de mourir, et je préfère croire que j’ai un jour posé mes lèvres sur le corps constellé d’ambre d’une jeune poétesse. Je finis toujours par chasser le doute pour savourer pleinement les ondulations lascives de sa silhouette. Je m’endors sans m’en rendre compte en compagnie des visions précieuses que j’ai fait renaître.
Un jour, alors que j’attendais l’heure de ma promenade, assis contre le mur du fond, j’ai senti que ma poitrine se disloquait. Je rejetais avec peine l’air enfermé dans mes poumons, mais celui qui y entrait m’asphyxiait davantage. Je compris rapidement ce qu’il se passait : la diminution du volume de la pièce avait entraîné une réduction équivalente de la quantité d’oxygène. Je ne respirais plus qu’un mélange mortel, saturé de gaz carbonique, dont chaque bouffée me rapprochait du trépas. Incapable de hurler, je rassemblai mes forces pour me jeter contre l’acier de la porte, dans l’espoir d’attirer l’attention des gardiens. Je m’effondrai sous la violence du choc. J’esquissai un mouvement pour me relever, mais retombai aussitôt. Secoué par d’horribles convulsions, mon corps n’arrivait qu’à produire des gestes absurdes. Je me réveillai cadenassé à un lit métallique, avec l’impression d’avoir été éventré par un taureau. Un système de respiration artificielle irriguait mon organisme affaibli, sous l’œil attentif d’un médecin inquiet. Il portait un masque blanc, mais je lisais la terreur dans le fond de son regard. Je recomposais sans peine les traits de son visage, fatigué et ordinaire. Les années d’isolement n’ont pas réussi à me faire oublier à quoi ressemblent les figures humaines. Ce n’était pas un soignant de la prison. Il paraissait mal à l’aise dans l’environnement carcéral. Quelque chose le révulsait dans ce qu’il voyait. Il ne pouvait accepter qu’une nation civilisée comme celle dans laquelle il vivait permette un truc pareil. Le spectacle affreux de mon corps sale et maigre, jeté sur un lit de fer par un pouvoir auquel il faisait aveuglément confiance, le mettait au supplice. Je me régalais de la torture que lui infligeait sa bonne conscience humaniste, devant ce qu’elle ne pouvait que considérer comme des traitements indignes de la rationalité moderne. Encombré qu’il était par des scrupules qui n’avaient pas lieu d’être en ces murs, le brave médecin ne comprenait pas que c’était précisément au nom de cette rationalité que les geôliers me tourmentaient ainsi. Il se trouvait pris entre deux feux, d’un côté, un pouvoir qui lui commandait seulement de me faire tenir debout, de l’autre, une éthique qui se révoltait devant l’image du corps souffrant d’un bagnard. Près de la porte, deux silhouettes imposantes le rappelèrent à l’ordre sans prononcer un mot. Il était là uniquement pour que je ne leur claque pas entre les doigts. Alors, il s’est contenté de noter l’heure de mon réveil et a préféré se taire. Au final, je ne suis resté qu’une nuit en observation. Je suis retourné en cellule dès le lendemain, avec les séquelles de ma suffocation. Dans l’intervalle entre le robinet et la paroi, ils ont aménagé un système de ventilation qui laisse passer un filet d’air. J’éprouve encore des difficultés à respirer, mais je ne tombe plus dans les vapes.
Les murs se rapprochent toujours, mais il n’y a plus de promenades. Comment font-ils pour se mouvoir en silence ? Dans quel sommeil de plomb suis-je plongé pour ne pas les entendre bouger ? Les questions sans réponses s’amoncellent encore, alors que la porte ne s’ouvre plus, alors que la trappe, par laquelle avait l’habitude de passer mes repas, reste close. J’ai cru d’abord que l’expérience tordue qu’ils me faisaient subir depuis des semaines entrait dans une nouvelle phase, mais j’ai vite abandonné cette hypothèse. D’ordinaire, la prison fait du bruit jour et nuit ; en arrivant à moi, ce bruit n’est plus qu’un murmure, mais il me suffit de tendre l’oreille pour le déceler. Or, je n’ai rien entendu depuis des jours. La prison est déserte, j’en suis certain. Ses occupants l’ont quittée, il ne reste que moi. Une violente averse est venue chasser mes derniers doutes, j’ai perçu le martèlement des grosses gouttes sur les toits de tôle, auquel aucun bruit humain ne se mêlait, j’ai su alors que quelque chose de terrible s’était produit. Si personne n’a jugé bon d’organiser mon transfert, c’est que l’évènement qui a précipité tous ses habitants hors de la prison dépasse de beaucoup les tracas ordinaires de la bureaucratie. Une puissance incroyable a ébranlé le monde, et le seul écho qui en témoigne est un interminable silence dont je peux tirer toutes sortes de conclusions. Je me dis que pour faire partir toutes les âmes ternes qui peuplaient cette cité maudite il ne fallait rien de moins que la terrible tempête de la révolution. Je n’entends pourtant pas de cris, pas de coups de feu non plus. Aucune clameur ne monte des rues environnantes. Peut-être que l’humanité a disparu, emportée par une épidémie, mais alors l’odeur des chairs en putréfaction n’aurait pas tardé à se glisser par le conduit d’aération pour faire irruption dans la pièce, et je ne sens rien. Je ne sais pas ce qui se passe dehors, mais je sais que je vais rester coincé ici. Personne n’a eu la bonté de me libérer. J’ai hurlé à m’en brûler la gorge, mais personne n’est venu. Personne ne viendra. Lorsque la vie a quitté ces lieux, elle m’a oubliée. Elle ne repassera pas me chercher. Dans mon espace qui s’amenuise, je suis maintenant absolument coupé du monde. La pièce n’est pas seulement plus exiguë, elle est aussi plus sinistre et plus froide, le temps semble s’en échapper trop vite. Depuis le début de ma captivité, je l’ai toujours vu s’écouler au ralenti comme un désert dans l’étroit goulot d’un sablier. À présent que l’heure approche, il me semble qu’il file à toute allure comme une feuille emportée par le vent.
Plongé dans la solitude la plus absolue, je perds progressivement mes repères. Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est. Dans la lumière toujours égale de la cellule, le jour et la nuit sont impossibles à différencier. Je pionce aussi souvent que je peux parce que je n’ai rien d’autre à faire, mais je suis incapable de dire en me réveillant si j’ai dormi une heure ou dix. Quand je n’arrive pas à trouver le sommeil, je fixe les murs en pensant à ce qu’il y a derrière. En dépit de l’évidente impossibilité de sa réalisation, l’idée d’une évasion continue de m’obséder. Je tourne et retourne dans ma tête des plans qui ne verront jamais le jour. L’acier de la porte fait deux pouces d’épaisseur. La muraille rugueuse qui me sépare du monde s’érode si lentement qu’elle sera toujours debout mille ans après ma mort. C’est en vain que je m’efforce, dans un accès de rage, d’en venir à bout. Mes ongles ensanglantés me disent ce que je sais déjà : que le combat est perdu d’avance, qu’il n’y a pas d’issues. Au fond de ma geôle, le véritable ennemi commence à se montrer. Son visage décharné n’est pas celui du bourreau qui abrège les souffrances. La lente agonie, à laquelle me promet ce tueur patient, mes entrailles la découvrent peu à peu. La trappe ne s’ouvre plus. L’eau brune coule encore du robinet, mais pour combien de temps ? Ma perpétuité s’achève plus vite que prévu. Mon ventre ne me laisse aucun doute à ce sujet. Mes forces s’amenuisent, je ne me lève plus, je peine à me hisser à la hauteur du lavabo pour avaler quelques gorgées tièdes qui ne font que prolonger ma torture. L’instinct de conservation me piège ; au lieu d’abréger mon calvaire, je lutte depuis des jours contre mon invincible ennemi. Mon quotidien est rythmé par des crises au cours desquelles mon corps amaigri se soulève par à-coups comme sous l’effet d’une succession de décharges électriques. J’essaye d’atténuer la douleur en me contorsionnant sur le matelas, mais le mal dont je souffre n’est pas de ceux qu’on soulage en trouvant une position plus confortable.
Lorsque mon ventre me laisse un moment de répit, je songe à mon existence qui s’achève. Je retrace le parcours jalonné de larmes et de sang qui m’a fait échoué dans ce trou. Si c’était à refaire, je le referais, mais en attendant j’aimerais penser à autre chose. Seulement je n’arrive plus à détourner mon attention des heures les plus sombres de ma vie ; pour me plonger, comme j’ai pris l’habitude de le faire depuis le début de ma captivité, dans le souvenir des jours heureux qui précédèrent ma condamnation. Je ressasse de vieilles idées, de vieilles colères. Je maudis l’univers entier qui m’a abandonné. Je sais que personne ne viendra m’arracher à ma sépulture de béton. Mon corps va pourrir dans l’oubli, sans oraison funèbre, sans procession larmoyante. Le désespoir déteint sur toutes mes pensées. Il m’empêche de remettre la main sur les images radieuses du temps où j’étais libre. La douce mélancolie qu’elles faisaient naître à laisser place à un accablement sans fond. Tout au long de ma captivité, j’ai conservé dans un coin de ma tête l’espoir de sortir d’ici. Les mots « perpétuité incompressible » me semblaient pouvoir être contournés d’une manière ou d’une autre. Il n’en va pas de même avec la condamnation silencieuse du béton armé. Les murs de ma cellule ne se laisseront pas soudoyer, et je n’échapperai jamais à leur vigilance. À force de les regarder, j’ai l’impression de percevoir leur mouvement, mais je n’arrive pas à savoir s’ils bougent réellement ou si c’est mon cerveau qui me joue des tours. Plus le temps passe et plus j’ai du mal à faire la part des choses.
Du coin de l’œil, j’aperçois de petites araignées noires qui disparaissent dès que je tourne mon regard dans leur direction. Quand je cesse de les chercher, elles réapparaissent, à la lisière de mon champ de vision. J’essaye de faire comme si elles n’étaient pas là, car je sais qu’elles ne sont pas là, mais leurs mouvements attirent mon attention et m’empêchent de me concentrer. Lorsque je clos mes paupières pour les chasser, je fais un drôle de rêve. La cellule rapetisse à vue d’œil. L’inexorable avancée de la masse de béton produit un bruit terrible. L’acier de la porte se tord en hurlant, et refuse de rompre. L’un des murs se fissure sur la hauteur, créant une ouverture qui est bientôt assez large pour que je m’y engouffre. Je quitte les décombres sans trouver le jour. Je marche dans un couloir inondé, puis j’entre dans une chambre, pas plus grande que la cellule, où l’eau froide monte au-dessus de mes genoux. Je m’affale sur la méridienne, près de la bibliothèque en acajou dans laquelle ma bien-aimée rangeait ses recueils favoris. J’essaie de trouver le sommeil, mais la lumière me brûle les paupières. Alors je me lève une dernière fois pour arracher le néon et plonger la pièce dans l’obscurité. Cet ultime préparatif accompli, je ferme les yeux et m’allonge pour attendre la fin. Rien, désormais, ne trouble ma quiétude. Dans le couloir, j’entends les pas de celle qui vient me délivrer. La porte ne s’ouvre pas, elle entre dans la pièce sur la pointe des pieds. Ses lèvres froides se posent sur ma bouche, je ne me réveillerais pas.