Le Fleuve

Au milieu des fougères qui tapissent les sous-bois à proximité de la frontière nord, un homme marche seul. On devine sans peine, à l’épaisseur de sa barbe, qu’il avance ainsi depuis des jours. Sa foulée demeure ample, et cependant il ne fait pas de bruit. Sa masse dérange à peine le paysage sauvage qu’il traverse. Ses pieds grossièrement chaussés se posent sur le sol sans briser de branches. Son corps trapu se meut à vive allure parmi les ronces, comme celui d’une bête dans sa coulée. Ses mains robustes écartent le feuillage qui lui barre la route. La fatigue qui l’accable transparaît uniquement sur son visage. Ses traits sont tirés, d’imposantes taches noires s’étendent sous ses yeux privés de sommeil. De temps à autre, il regarde en arrière, sans ralentir sa course. Il pense que les chasseurs sont tout proches, et son inquiétude n’est pas sans fondement. Deux jours auparavant, il a croisé son visage, cloué sur un arbre. Une prime de trente pièces sera versée à qui le donnera, mort ou vif. La somme est dérisoire, à peine de quoi vivre une semaine. Qui le vendrait pour un si vil prix ? Tout le monde, n’importe qui. Le bûcheron qu’il a aperçu de loin en train de fendre du bois, la vieille dame, revenant du marché un panier de provisions sous le bras, qu’il a évitée de justesse, même les enfants qui chahutaient dans la clairière à proximité de son campement de la veille. Alors, il redouble de prudence. Il observe les fougères qui l’entourent, mais n’y voit que la caresse du vent. Il tend l’oreille, mais n’entend que les bruits de l’eau qui se mêlent peu à peu à ceux de la forêt. Le jour tombe, il arrive aux abords du fleuve.

Les eaux tumultueuses s’étendent devant lui comme une barrière infranchissable. Le cours puissant et glacé dévale la région des Marches, emportant le souvenir des neiges fondues vers les terres de l’Ouest. En cette saison, la traversée est impossible, les rapides dans leur vigueur printanière ont une force qui peut broyer les os. Le trait d’encre bleu, si fin, presque négligeable, qui décore les cartes, est large comme dix avenues. Un arbre immense suffirait à peine à en relier les deux rives et il serait sans doute brisé en un instant par la violence du courant. L’homme à la barbe hirsute n’a de toute façon ni le temps ni les outils pour mener à bien une telle entreprise. Il s’avance vers le fleuve qui se dresse entre lui et sa liberté, plonge ses mains dans l’eau froide et nettoie son visage couvert de terre. Il est plus laid encore que la caricature qui accompagne les avis de recherche. La cavale hisse sa figure à la hauteur de l’horrifiant surnom que les journalistes lui ont donné. Le Dévoreur, c’est le seul nom qui lui reste, il n’a plus de papiers depuis longtemps, il passe les frontières loin des postes de douane. Sa vie d’autrefois, il l’a oublié, et tous les noms qui allaient avec ; celui que lui avait donné sa mère, ceux qu’employaient ses camarades, ceux surtout que ses amantes lui déposaient tendrement dans le cou. Il ne lui reste de cette lointaine époque qu’un vague souvenir, relégué dans les profondeurs de sa mémoire. Ses jambes sont lourdes, sa tête dodeline sur ses larges épaules, il n’arrive plus à avancer. Recroquevillé sous un buisson, il tente de soustraire ses membres à la morsure glaciale de la nuit. Invisible depuis la berge, son corps tremble comme une feuille.

Le ciel est encore sombre lorsqu’il se réveille. Il doit décamper rapidement, même si ses jambes peinent à se dégourdir. Il sait qu’il a déjà trop traîné, que les chiens sont probablement sur sa piste à l’heure qu’il est. Il reprend donc sa route, qui longe désormais le fleuve, faute de pouvoir le traverser. Il marche en direction de l’amont pour s’éloigner des grandes villes. À l’aplomb de sa position, il aperçoit un corbeau, qui décrit de larges cercles. L’oiseau reste ainsi pendant plusieurs minutes à scruter le criminel en fuite, avant de le dépasser. Peu de temps après, un second corbeau fait son apparition et répète le même manège. En quelques minutes, une dizaine de volatiles passent au-dessus de l’homme, qui voit à chaque fois leurs ailes noires disparaître à l’est. Cet étrange comportement le met mal à l’aise, il aimerait avoir une fronde pour les abattre en plein vol. Il sent qu’on le traque, et que ces oiseaux de mauvais augure ne sont que l’avant-garde de la meute, lancée à ses trousses. Il regarde, impuissant, ces sombres éclaireurs qui s’en vont porter leurs rapports dans les bourgades des environs. Il se dit qu’il est de toute façon si faible que les corbeaux pourront bientôt l’attaquer. Il faut qu’il trouve un peu de nourriture consistante. Depuis des semaines, ses repas sont composés de racines et de plantes sauvages. Il parcourt chaque jour des distances qui épuiseraient un bon cheval, et pourtant il doit se satisfaire de ce régime frugal, alors, ses forces s’amenuisent à mesure qu’il avance. Le Dévoreur sait qu’il doit continuer malgré tout, qu’il doit s’accrocher au mince espoir de trouver un endroit où il puisse tenter la traversée. Car derrière lui la poursuite s’organise, et même si la présence des corbeaux est sans doute une coïncidence, elle sonne pour lui comme une mise en garde.

Le soleil est au zénith lorsqu’il les retrouve attablés autour du cadavre d’un gros chien dont ils dégustent les chairs. Les charognards plantent leurs becs noirs dans la viande écarlate, arrachent les tendons, percent les organes… Le Dévoreur interrompt leur banquet pour profiter du sien. La décomposition du dogue n’est guère avancée, sa mort remonte à quelques heures seulement. Blessé par un piège, à bout de force, il est venu crever au bord de l’eau. Le pelage gris foncé qui couvrait ses muscles puissants est maintenant tapissé de sang, ses entrailles épaisses gisent hors de sa poitrine. Le Dévoreur s’agenouille devant la bête en sortant son couteau. Il se découpe un beau morceau sanguinolent, le trempe quelques instants dans l’eau du fleuve, puis l’assaisonne avec un mélange d’herbes de sa composition où dominent les saveurs anisées. Après avoir englouti, plus d’une livre de viande, il se décide à conserver un bout d’échine, accommodé d’une poignée de gros sel, qu’il enveloppe dans un torchon. Il remballe rapidement ses affaires. Le dogue a peut-être erré sur des lieux avant de s’effondrer, mais sa piste est facile à suivre. Le Dévoreur reprend donc sa route. Son pas semble plus léger, son corps trapu est animé d’une énergie nouvelle. L’espoir qu’il avait perdu en comprenant que la traversée du fleuve était impossible le porte à nouveau.

Ses soucis, cependant, le rattrapent bientôt. Les oiseaux qu’il avait chassés de son esprit ne tardent pas à réapparaître, ils volent devant lui, hors de portée des cailloux qu’il leur lance. Le crépuscule tombe sur le fleuve comme une averse de ténèbres, noircissant les saules du rivage et les pensées solitaires. Au loin, le Dévoreur aperçoit un pont, qui dresse fièrement ses marches de pierre au-dessus de la vigueur des flots. Il s’approche en demeurant à couvert. De nombreux gardes en uniforme s’agitent autour d’un attelage, et forcent les passagers à descendre. Une vive inquiétude transparaît au travers de leurs gestes brutaux. Ils beuglent des ordres contradictoires et font tomber à chaque instant les papiers qu’ils vérifient. Ce cirque dure plusieurs minutes, au bout desquelles les voyageurs, scandalisés, terrifiés, remontent dans leur voiture et traversent le pont, rejoignant l’inaccessible contrée qui s’étend au nord du fleuve. Les gardes ne bougent pas, ils sont une dizaine à barrer la route. Le Dévoreur sait qu’ils l’attendent, il n’ira pas se jeter dans la gueule du loup. Il n’a au fond de sa poche que son fidèle couteau, et ne peut se défaire seul de ces dix fonctionnaires apeurés, qui établiront forcément des tours de garde. Il décide donc de contourner le poste-frontière à la faveur de la nuit. Avec d’infinies précautions, il se glisse dans l’obscurité. Le silence n’est rompu que par le glapissement d’un renard. Le Dévoreur demeure immobile quelques secondes, avant de se remettre à ramper. Lorsqu’il se décide enfin à faire un somme, le pont est déjà loin. Il longe ainsi la berge pendant deux jours, affrontant la pluie qui tombe sans discontinuer et vient gonfler le cours tumultueux du fleuve. Le paysage change peu à peu, les grandes châtaigneraies laissent place à des champs de lin, autour desquels serpentent de petits chemins pavés. Sur ce terrain défavorable, le Dévoreur s’expose à chaque instant, il sait qu’il doit trouver rapidement une solution, quitte à prendre des risques. Il croit la voir se présenter le second soir, près d’une maison toute proche du fleuve. Marchant aussi discrètement qu’il peut, il dépasse la cabane qui lui semble vide, et se glisse comme une ombre jusqu’à la petite barque qui disparaît presque tout à fait sous l’eau. Alors qu’il l’effleure du bout des doigts, un bruit lui fait tourner la tête, à vingt pas en amont se tient une femme au visage froid qui pointe un fusil dans sa direction.

Elle le fixe sans dire un mot. Il peine à distinguer ses traits que seule la clarté lunaire éclaire un peu. Elle lui demande de s’avancer doucement, les mains en évidence. Sa voix claque comme un fouet, elle raccourcit les syllabes et condense le discours en une brève vibration de l’air qui laisse rapidement place au silence. Le Dévoreur s’exécute, il se rapproche lentement, distinguant de mieux en mieux celle qui lui fait face. Elle porte un vêtement simple, ses cheveux clairs sont coiffés en chignon, et de nombreuses cicatrices marquent son visage et ses bras. Il est impossible de savoir son âge, elle pourrait aussi bien être une jeune veuve qui s’est desséchée brutalement dans la solitude, qu’une vielle femme robuste qui ne prend qu’une ride chaque hiver. Elle ne tremble pas, se contentant de dévisager l’individu qui avance dans sa direction. Elle attend qu’il soit tout près pour lui demander de s’arrêter et d’expliquer ce qu’il a l’intention de faire avec la barque. Lorsqu’il lui répond qu’il veut traverser le fleuve, elle éclate d’un rire sonore qui contraste grossièrement avec le tranchant de sa voix. Pendant ce temps, elle ne l’a pas quitté des yeux. Le Dévoreur garde un visage grave en attendant sa réplique. Puisque sa barbe et ses vêtements usés lui donnent l’aspect d’un mendiant quelconque, il veut croire que dans la pénombre il ne sera pas reconnu. La femme cesse de rire en comprenant que l’homme qu’elle a surpris est véritablement résolu à tenter la traversée. Elle jette un coup d’œil sur la barque ballottée par le courant, et lui dit qu’il ne passera jamais sur une telle coquille de noix, que d’ailleurs personne ne traverse en cette saison. Il n’a rien à rétorquer, alors il se tait et attend qu’elle décide de son sort. Elle aussi semble se demander ce qu’elle va faire de lui. Au bout de quelques interminables secondes, elle baisse enfin le canon de son arme et part vers le cabanon ; avant d’y entrer, elle ajoute que le pont le plus proche à l’est se trouve à deux jours de marche.

Le Dévoreur reste planté dehors, les mains tremblantes. Comment a-t-il pu se laisser ainsi surprendre ? Ses sens s’émoussent, sa faculté d’attention se délite au fil des jours, sa cavalcade le rend à chaque instant plus vulnérable. Il se jette à corps perdu sur les routes, poursuivi par un ennemi qu’il ne voit pas et qui pourtant est partout. Sa raison le lâche alors qu’il en a plus que jamais besoin. Avec la misérable barque qu’il convoitait, il serait allé se fracasser sur les rochers, et les autorités auraient retrouvé sa dépouille disloquée dans les bras morts de l’estuaire. Il tente de reprendre ses esprits, de comprendre comment il a pu commettre d’aussi grossières bévues. Les jours suivants sont pour lui un calvaire, ses provisions s’amenuisent, il n’a plus aucune confiance en ces capacités, et s’imagine à chaque instant qu’une balle va venir mettre un terme à sa fuite, qu’au moment décisif, il ne verra rien venir…

Le second jour à midi, il découvre un hameau, juché sur une colline qui surplombe le fleuve ; mû par la faim, il s’avance vers les habitations comme une bête craintive. À l’intérieur de l’auberge, plusieurs voix résonnent. Un type raconte qu’il a aperçu, traînant sur un sentier, la silhouette terrifiante d’un homme immense aux habits couverts de sang. Enfin, ce n’est peut-être pas lui qui l’a vu, peut-être est-ce sa cousine, mais elle lui a raconté avec tant de détails que c’est comme s’il avait assisté à la scène. Une femme lui coupe sèchement la parole, elle n’est pas disposée à écouter le témoignage d’un pareil ivrogne. Alors, elle déballe sa propre histoire, qui remonte dans un passé si lointain qu’il est à peine croyable. Elle a une anecdote concernant chacun des criminels qui a traversé la région, mais son récit interminable tout le monde le connaît, alors on l’interrompt bien vite. L’ivrogne se gausse en disant que la vieille ment probablement plus que lui. Un jeune paysan fait fort justement remarquer que le Dévoreur ne se promène vraisemblablement pas dans des vêtements ensanglantés et qu’il doit utiliser une serviette lorsqu’il avale ses victimes. Un autre ajoute que ce meurtrier est si discret, qu’à cet instant précis, il les observe peut-être depuis les ombres et que donc la cousine dégénérée de l’ivrogne n’a pas pu l’apercevoir. Les rumeurs les plus extravagantes au sujet du criminel en fuite continuent d’occuper la conversation, mais sous la fenêtre il n’y a plus personne. Le Dévoreur a rampé jusqu’à la petite remise qui jouxte l’auberge. Il se dépêche d’en forcer la serrure, se saisit de quelques vivres, jette un œil dehors et referme sans un bruit. Il s’éloigne rapidement du village. Si les indications qu’il a reçues sont bonnes, il sera au pont avant la tombée de la nuit. Il dispose de provisions pour quelques jours, et espère que sur cette route abandonnée la frontière sera moins bien gardée.

Il découvre l’édifice quelques heures plus tard. C’est un vieil ouvrage, un passage étroit et dangereux pour les attelages, soutenu par huit piliers massifs qui résistent depuis des siècles aux assauts du courant. Il n’y a que deux hommes près du pont, en train de préparer un petit feu pour la nuit. Il lui sera facile de s’en débarrasser, de laisser derrière lui une paire de cadavres mutilés, arborant sa singulière signature. Les abords immédiats de la route sont dégagés, mais il pourra s’approcher tout prêt du campement sans être vu, en s’abritant au milieu des roseaux. Le Dévoreur s’apprête donc à attendre que la lumière baisse. Il jette de temps à autre un coup d’œil en direction du pont afin de vérifier que les deux gardes n’ont pas bougé. Soudain, il entend des bruits de pas, provenant du chemin qu’il a emprunté plus tôt. Quelques instants plus tard, un coup de feu fait voler une motte de terre à deux pas de lui. Il bondit hors de sa cachette et court vers le fleuve. Les paysans le poursuivent en beuglant, ils brandissent des fourches et des fusils, des haches de bûcherons et des torches enflammées. Une seconde balle fuse, tirée par les gardes. Le projectile passe là où le criminel se tenait un moment plus tôt ; il a plongé dans l’eau glaciale. Il ne ressort qu’après quelques secondes, à trente coudées en aval de l’endroit où il a disparu, luttant contre le courant qui l’emporte. Son corps puissant fend la masse compacte des flots, ses larges mains percent l’onde et la ramènent derrière lui, il gagne du terrain, petit à petit, en évitant les pièges que lui tend le fleuve. Plus il s’approche du milieu de celui-ci, plus le courant le malmène. Il sent les rênes de sa destinée en train de lui échapper, et la mort qui plane juste au-dessus des rapides, prête à jeter son suaire. Sur la berge, la troupe s’agite, en voyant le Dévoreur s’approcher de l’autre rive. Alors qu’ils pensaient le voir périr au bout d’un instant, fracassé sur les rochers par la violence de la première vague, les villageois le regardent encore anxieusement se battre contre les puissances sauvages qui semblent sur le point de le submerger. La fatigue gagne en effet ses muscles, tétanisés par le froid. Les forces qui l’animaient le quittent peu à peu, sa nage se fait plus hésitante. Il s’effondre dans un creux, rejaillit un peu plus bas. Soulevé par une vague, son corps s’envole presque, avant de retomber sur un gros rocher lisse, contre lequel son tibia se brise. Submergé par une douleur insoutenable, il est à deux doigts de s’évanouir. Ses hurlements couvrent le rugissement du fleuve, il fait avec ses bras de grands gestes désordonnés qui l’épuisent inutilement. Livré à la rage des flots, il tente de s’accrocher à des prises qui lui coulent entre les doigts. Les efforts terribles qu’il fournit ressemblent aux mouvements futiles d’une bête désespérée qui se débat face à la mort, tandis que les dents acérées d’un fauve s’enfoncent dans sa gorge. Par trois fois, le Dévoreur est avalé par le titan liquide, et par trois fois il s’extirpe de sa bouche, opposant l’absurde résistance de son désir à l’issue qui semble inévitable. La vie refuse de quitter les membres de cet homme, et le destin qui pariait sur sa mort commence à croire qu’il ne reverra pas sa mise. Il rassemble ses dernières forces pour les jeter dans une brasse confuse, et contre toute attente rallie finalement la partie du fleuve proche de la rive, où le courant est moins violent ; de là, il parvient à rejoindre une petite plage de galets sur laquelle il s’effondre. Les deux gardes ordonnent de faire feu. Six coups partent, mais le fleuve est large, les tirs imprécis. Le Dévoreur se hisse sur la berge et rampe parmi les fleurs sauvages, traînant derrière lui sa jambe meurtrie, d’où coule un filet de sang. Avant que les chasseurs aient fini de recharger, leur proie disparaît dans l’épaisseur des bois.

Il progresse avec peine à travers les fourrés, en s’appuyant sur son membre valide. Sa blessure le fait atrocement souffrir, mais elle ne saigne plus. Ignorant s’il est encore poursuivi, il préfère s’assurer d’être à l’abri avant de panser ses plaies. Le silence autour de lui s’épaissit, l’ombre gagne doucement les profondeurs de la forêt. Le Dévoreur est à bout de force, il se laisse choir sur la mousse humide en grognant pour examiner ses chairs meurtries, avant d’y appliquer un onguent sommaire. Dans la traversée, la plupart de ses provisions ont été perdues, les denrées qu’il conservait ont pris l’eau et plusieurs petites fioles de verre se sont brisées, répandant leur contenu au fond de son sac. En dépit de la tournure dramatique que prennent les évènements, il s’endort rapidement, sans savoir s’il se réveillera. Pour la première fois depuis longtemps, son sommeil est paisible. Il peut se lever tard, personne ne viendra le déranger. Alors, il en profite. Il est affamé, à peine capable de macher, absolument perdu dans une contrée étrangère ; sa blessure risque de s’infecter rapidement faute de soins appropriés, et malgré cela il se préoccupe surtout de choses qui n’ont rien à voir avec les circonstances matérielles auxquelles il doit faire face. Poursuivant éveillé le chemin qu’ont emprunté ses rêves, le Dévoreur songe à la vie qu’il a laissé derrière lui. Entre le passé qu’il se remémore et sa situation présente, le fleuve s’est interposé. Il n’avait jamais été question de faire demi-tour, mais il fallait qu’il franchisse cette démarcation matérielle et symbolique pour prendre véritablement conscience de l’irréversibilité de chacun de ses actes. Il se rend désormais compte qu’il ne pourra pas refaire sa vie, et se demande ce que vaut celle qu’il a sauvée en comparaison de celles qu’il aurait pu choisir. Des visages qu’il avait perdu l’habitude de voir et des émotions qu’il avait perdu l’habitude d’éprouver profitent de ces divagations pour refaire surface. Il se souvient de l’époque lointaine où fuir n’était pas la seule possibilité. Alors qu’il devrait mobiliser toutes ses forces pour garantir sa survie immédiate, il laisse son esprit vagabonder. Les images qu’il délivre de l’oubli le font souffrir, parce qu’il sait qu’elles n’appartiennent qu’au passé, mais il a quelque chose d’agréable dans cette souffrance. Elle se mêle aux visions qui lui rappellent les longues balades au bord du canal, les pas de danse de son amante et les rubans bleus qu’elle nouait dans ses cheveux clairs. La joie que ces souvenirs évoquent et la douleur qu’ils engendrent deviennent rapidement indiscernables. Les larmes coulent sur un visage souriant.

Le Dévoreur profite quelques heures de ces méditations mélancoliques avant que son corps ne le rappelle à l’ordre. Il doit en premier lieu trouver de quoi manger, alors d’une main il déterre quelques racines, tandis que de l’autre il racle les branches mortes en espérant découvrir des plantes comestibles. Au milieu du sous-bois, il se déplace lentement pour ne pas aggraver sa condition déjà préoccupante, et remarque bientôt au-dessus de lui, sur la branche d’un chêne, dix figures noires qui le fixent obstinément. Il essaye de ne pas y penser, mais les croassements incessants lui rappellent la présence importune de ces tristes émissaires. Les frontières n’arrêtent ni les corbeaux ni les souvenirs. Au-delà de celle qu’il vient de franchir, le Dévoreur n’est peut-être plus un criminel aux yeux de la loi, mais il reste un révolté qui le sera bientôt de nouveau. Ces oiseaux qu’il n’ose pas regarder lui rappellent qu’en échappant à ceux qui voulaient le pendre, il n’a pas atterri au paradis. Peu importe la juridiction en vigueur, il sera condamné. Ses idées sont plus réprouvées que ses crimes et il n’a pas prévu d’en changer. Il n’éprouve ni remords ni regrets. Ce n’est plus vers le passé que ses pensées se tournent. Tant que le fleuve se dressait face à lui, il ne pensait qu’à le franchir, il n’avait pas à se soucier de ce qu’il pourrait faire ensuite. Débarrassé de ce point de mire illusoire, il mesure l’écart qui le sépare du reste du genre humain. Entre ce pays et celui qu’il a quitté, il n’y a guère de différences. Les gens d’ici ne parlent pas la même langue que ceux de là-bas, mais au fond ils sont pareils. Ils pensent les mêmes choses, ils agissent de manière identique. Il sent qu’il finira par leur dévorer le cœur pour les punir. Ses forces décroissent d’heure en heure, son front est moite, la fièvre engourdit ses membres. Il s’obstine tout de même à ramper, à suivre jusqu’au bout l’un de ces sentiers qui ne mènent nulle part. Ces efforts insensés le conduisent dans une clairière où poussent des pâquerettes qui lui rappellent son enfance. Il en cueille quelques-unes. Elles ont le même goût sucré qu’alors. Il meurt, allongé dans l’herbe fraîche, au milieu des fleurs blanches, et les corbeaux sont toujours là.

Nilitch

Si vous n'êtes pas une jeune admiratrice, vous perdez probablement votre temps.

nilitch@protonmail.com

Il ne me semble pas nécessaire d'avoir le ventre vide pour écrire des poèmes.

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