Soirée en Terrasse
Il ne se passera rien. Cette soirée je la connais par cœur. Pas besoin de la vivre, je peux te la raconter la veille. Je ne fais même plus semblant d’y croire. Je me contente de répéter des gestes qui sont devenus des automatismes. Je m’habille en vitesse avant de mettre un peu de parfum, en sachant bien que tout cela ne mène nulle part. J’enjambe les ordures qui jonchent les trottoirs de la Grand’Rue, et n’en disparaissent que pour être remplacées par de nouvelles ordures. Arrivé sur place, je me fraye un chemin jusqu’à la première table libre. À peine assis, j’hésite à en trouver une autre. Dans le bar d’à côté, les filles ont l’air plus mignonnes. Trop tard, le serveur est déjà là. Je lui commande une pinte, sans réfléchir, sans la vouloir, comme d’habitude. En l’attendant, j’observe les gens autour de moi, histoire de m’assurer que je suis bien seul, c’est-à-dire qu’aucune de mes lointaines fréquentations ne se trouve dans le coin. Les quelques visages qu’il ne me déplairait pas d’apercevoir ne se détachent jamais de la foule, quant aux vieilles connaissances qui traînent toujours par ici, je ne tiens pas particulièrement à savoir ce qu’elles deviennent. Ceux qui se donnent encore la peine de venir me saluer sont de toute manière de moins en moins nombreux. Après avoir échangé quelques banalités, ils me quittent pour rejoindre les gens avec lesquels ils passeront la soirée, en me jurant qu’ils m’appelleront bientôt. Les autres font simplement mine de ne pas me reconnaître. Aucun d’eux n’a vraiment envie de causer avec moi, et je peux les comprendre.
Aujourd’hui, par chance, tous mes voisins sont des inconnus. Je les identifie néanmoins au premier coup d’œil comme les personnages d’une comédie à laquelle j’ai déjà assisté mille fois. Chacun maîtrise son rôle et le joue à la perfection ; le serveur volubile, la dame blonde qui ne reste jamais seule bien longtemps, les étudiants bruyants de la table d’à côté… Tous récitent un texte immuable qui ne recèle plus la moindre surprise. D’un soir à l’autre, il n’y a guère qu’une poignée de masques qui changent, les scènes se reproduisent invariablement, et le cours monotone des conversations s’enfonce dans le même lit que la veille. Au sein de ce spectacle, il y a toujours deux ou trois visages qui sortent du lot, propriétés d’étudiantes que je bouffe du regard toute la soirée, en sachant bien qu’il ne se passera rien. Elles et moi n’avons rien en commun, elles appartiennent à un monde que j’ai déserté.
En attendant ma pinte, je griffonne sur un carnet noir les choses qui me passent par la tête. Les mots que j’emploie ne me sont pas inconnus, il me suffit de tourner la page pour les retrouver. Leur ritournelle morose suinte à travers les feuilles du journal pour y retracer inlassablement les mêmes lignes, comme s’il n’y avait rien d’autre à dire. Les textes que je suis venu écrire ne peuvent pas se composer au milieu d’un tel brouhaha. La fragile harmonie qui lie entre elles les sonorités d’un poème, la rigoureuse méditation qui engendre un raisonnement métaphysique, le souffle fiévreux qui anime les fictions sont tous anéantis par le vacarme de la soirée. Je continue donc à rédiger des observations sans intérêt, dont j’ai déjà rendu compte cent fois, abandonnant mes ambitions littéraires à un avenir incertain. Je laisse un livre de philosophie, choisi avec soin, sur le coin de la table, pour offrir à un possible interlocuteur, ou mieux encore une possible interlocutrice, une amorce de discussion. Le dispositif ne fonctionne jamais, les gens passent à proximité sans s’intéresser à la couverture du bouquin, ceux qui par hasard y jettent un œil ne le trouvent pas à leur goût. Je tends mes filets trop haut.
Je trempe les lèvres dans le liquide jaunâtre qu’on vient de me servir sans prendre la peine d’y chercher une quelconque saveur. La première gorgée m’arrache une grimace, en dépit de l’habitude. J’aimerais bien boire autre chose, mais le montant de mon allocation m’interdit les extravagances, alors je m’esquinte le foie à la mesure de mes moyens. De toute façon les alternatives ne font franchement pas rêver ; entre le jus charbonneux qui usurpe l’appellation de café et l’orange pressée à cinq balles, on ne peut pas dire que les patrons de bar œuvrent à la sobriété. Et puis ça se boit trop vite, ce qu’il me faut c’est un truc qui peut à peine se consommer, une bière qu’on descend par petites gorgées compulsives tout au long de la soirée. Autour de moi, de nouveaux participants viennent remplir les places vides. Le bruit des conversations commence à devenir franchement intolérable. À force de les subir, je les connais si bien que je peux entendre les répliques avant même qu’elles soient prononcées. Quoiqu’ils n’aient rien à dire, ils ne se tairont pas, puisque le programme ne prévoit aucun entracte et qu’ils le suivent à la lettre. Je noircis encore un peu la page, avec mes mots usés jusqu’à la corde, pour conjurer le malaise grandissant que j’éprouve au contact de ces gens. Ils ont tous l’air heureux, même si leur bonheur est triste à crever. Alors forcément, avec ma gueule d’enterrement je fais un brin tache dans le décor. Je n’ai rien à foutre là ! Ça saute aux yeux ! Au milieu de cette scène colorée, je suis comme un morceau de pellicule resté en noir et blanc, un personnage qui s’est trompé de film, et demeure recroquevillé sur sa chaise, à attendre un dénouement qui n’appartient pas à ce scénario.
Entre ce que j’ai sous les yeux et ce qui se trouve dans ma tête, l’écart est trop grand. Ce n’est pas dans un lieu pareil que je rencontrerai la fille à laquelle je pense sans arrêt. Quoique je ne l’ai jamais vu à proprement parler, son visage m’est plus familier que ceux que je croise ici chaque jour. Si elle venait s’asseoir dans mon champ de vision, je la reconnaîtrais à coup sûr. Même si je sais qu’elle ne se montrera pas, c’est pour elle que je reste. À quoi bon sortir sinon ? À quoi bon endurer les rires du troupeau ? Au milieu du magma d’êtres qui s’étale devant moi, je n’aperçois que son absence. Je me tourne sans cesse pour voir si par miracle ce n’est pas elle qui approche. Telle que je la connais elle s’intéressera au livre que je laisse traîner sur ma table. J’en profiterai pour engager la conversation, en lui demandant si elle a déjà entendu parler de l’auteur. Elle s’assiéra à côté de moi, et nous discuterons sans nous soucier du reste du monde. Je lui dirai que même si je ne l’attends pas depuis toujours, ça fait tout de même bien plus d’une heure, et elle comprendra. Malheureusement, les choses ne se passeront pas comme ça, d’une part parce qu’il est douteux que cette fille existe, d’autre part parce qu’il est plus que probable que je n’arrive pas à articuler un seul mot en sa présence. Je lui jetterai un regard, trop fugace ou trop insistant, qu’elle remarquera à peine ou qui la mettra mal à l’aise. Il faudrait qu’elle puisse lire mes textes, alors que je n’arrive même pas à les écrire. J’ai besoin d’elle pour créer, pour ne pas sombrer, cela aussi elle le comprendra sans que j’aie à prononcer un mot.
Le problème c’est que je ne crois pas au destin. Si des jeunes filles semblables à celle qui m’obsède, un peu timides et un peu folles, érudites et charmantes existent malgré tout, rien n’indique qu’elles passent leurs soirées dans ce décor minable. L’une d’entre elles se promène peut-être chaque jour à deux rues d’ici, alors que je l’attends au mauvais endroit. Quoique nous n’ayons pas fixé de rendez-vous, elle me cherche du regard, mais je ne suis jamais là. Je ne me lève pas pour autant, de crainte de la manquer en quittant mon poste d’observation. Elle se demande pourquoi la réalité est à ce point en deçà de ce que racontent les livres. Elle aussi traverse cette soirée comme un fantôme, pâle et mélancolique, mue par une vision qu’aucun élément matériel tangible ne supporte ; tout en se doutant peut-être qu’elle détermine en retour l’existence d’un inconnu qui l’attend obstinément dans un lieu qu’elle ignore, parce que les rêves ne précisent pas ce genre de chose. Elle non plus ne renonce pas face aux désillusions quotidiennes, même si des larmes coulent le long de ses joues tandis qu’elle rejoint seule sa chambre d’étudiante. Elle reviendra le lendemain, et tous les jours qui suivront, parce qu’il n’existe pas de meilleur plan. J’essaye de deviner par où elle passe, mais son trajet n’emprunte que des rues et des places anonymes qui n’appartiennent à aucune ville en particulier.
Les vociférations d’un imbécile me ramènent brutalement à la réalité. Ce n’est rien. Il a juste pris un peu d’avance sur les autres. Dans une heure ou deux, son ébriété n’aura plus rien d’exceptionnel, alors il en profite pour se donner en spectacle. Son speech est pitoyable et prévisible, calibré pour faire croire à une mise à nu, et récolter une avalanche de propos compatissants. Il aurait tort de se priver. Ça marche à tous les coups. Toutes les têtes se tournent dans sa direction, tandis qu’auprès de lui, ses potes rivalisent en démonstrations grandiloquentes de soutien. À une autre table, quelqu’un qui le croise pour la première fois lui propose même de trinquer. Tout est faux là-dedans, la confession bruyante comme les marques de sympathie. L’histoire de ce type je la connais déjà. Sa meuf lui prend la tête avec des conneries, elle n’apprécie pas ses potes et ne supporte plus sa jalousie maladive… Il prétend que c’est parce qu’il l’aime qu’il se montre protecteur, et qu’il ne voit pas en quoi la vie en couple devrait le priver de ses sorties entre mecs. Deux poids, deux mesures. De toute façon, elle n’est pas là pour faire valoir son point de vue. Nul besoin toutefois d’être devin pour l’entendre. Ce que monsieur omet de dire c’est qu’il n’aime pas être contrarié, et qu’après quelques verres il ne se contrôle plus, que celle qu’il blâme en ce moment a peur lorsqu’il élève la voix, et qu’elle a cessé de voir ses proches pour ne pas le fâcher. Quiconque écoute attentivement ce qu’il raconte peut le déduire, mais comme personne ne veut se prendre la tête avec des sujets graves, la brute s’en tire toujours avec l’approbation de ceux qui l’entourent.
Les autres conversations ne valent guère mieux. Tout se passe comme si, après vingt heures, il était interdit de penser. En tout cas, personne ici ne prend le risque. Le fait que la clientèle de l’établissement soit majoritairement composée d’étudiants n’a aucune incidence sur ce phénomène. Ils s’expriment en permanence dans un idiome si pauvre qu’on peine à croire qu’ils puissent suivre un cours à l’université. Peut-être s’imaginent-ils qu’en étant aussi grossiers qu’un régiment de militaires en permission ils passent pour des rebelles. Mais ils ont beau se vautrer dans la vulgarité, ça ne fait pas d’eux des subversifs ou des durs à cuire, seulement des abrutis qui n’ont même pas l’excuse d’être nés sous une mauvaise étoile. Ils ne discutent jamais sérieusement de philosophie, de littérature ou de quoi que ce soit qui exige un effort intellectuel, parce qu’ils s’en foutent. Ça ne les empêche pas de dormir, ça ne les prend pas aux tripes. Tout au plus s’inquiètent-ils d’un devoir à rendre ou d’un partiel pour lequel ils n’ont pas révisé. Ce qui les intéresse véritablement c’est le prochain épisode de l’émission à la con qu’ils regardent chaque semaine. Le contenu des cours qu’ils suivent à l’université ne transparaît jamais dans leur vie de tous les jours. Alors, fatalement les films qu’ils matent pour se divertir, et la musique de merde qu’ils écoutent pour déconner en disent plus long sur eux que les livres dont ils ne lisent que des résumés. Ils ont beau prétendre le contraire, je vois bien avec quelle méchante ironie ils accueillent les expressions de sentiments ou de réflexions authentiques. À force de tout prendre à la légère, ils finissent par exister au second degré ; ils ne savent plus ni aimer ni haïr, ils se contentent de laisser l’époque déteindre sur eux.
Plus je les regarde, plus ils me dégoûtent. Ils ont le cœur tiède et la cervelle molle. Je ne veux pas devenir comme eux. Je refuse de me satisfaire de ce bonheur taillé pour les simples d’esprit. Tant pis si ça fait de moi un emmerdeur, tant pis si je passe pour un fou avec mes obsessions. Il paraît que je me prends trop la tête, et puis qu’on ne comprend rien à ce que je raconte. Je crois bien que ça les fait rire. Cela n’aurait rien d’étonnant. Après tout je suis assis seul depuis près de trois heures, à enchaîner les pintes bon marché. C’est suffisant pour s’attirer les railleries de ces braves gens. À leurs yeux, je suis une bête curieuse, risible, parce que je ne sais pas quoi faire de mes mains, parce que je passe mon temps à nouer et à dénouer les lacets de mon sweat. Ils ont beau ignorer ce qui se déroule dans mon crâne, ça ne les empêche pas de me clouer au pilori. Mon attitude en dit suffisamment long. Je n’ai aucune preuve, bien sûr. Je sais néanmoins comment ils parlent des individus qui ne leur ressemblent pas. Et puis je n’ai pas besoin d’être la cible des moqueries pour me sentir affreusement mal à l’aise. Autour de moi, les gens parlent fort, rient de même, et trinquent en arborant de grands sourires. Ils sont tous bien dans leur peau, alors que la mienne me gratte. Ceux qui font semblant me pardonnent encore moins que les autres. En me retrouvant chaque soir au milieu d’eux, plus étranger que la veille, je comprends à quel point ma solitude n’a rien d’accidentel. Dans un autre monde, ou peut-être une autre époque, il aurait pu se passer quelque chose, mais pas dans celui-ci. La seule chose que je peux espérer, en guise de rapport humain, c’est qu’un type faussement sympathique vienne me demander une clope. Je n’en ai pas, je n’ai jamais fumé. Si j’en avais, je ne lui en donnerais pas non plus, parce que ce sont toujours les mêmes qui taxent. La seule chose qui le motive à te parler c’est la perspective d’une dose de nicotine. Non seulement il t’impose sa présence, mais en plus il ne supporte pas que tu refuses. Son petit chantage dégueulasse ne fonctionne pas avec moi, je sais bien que la solidarité qu’il invoque est à sens unique, et que dès qu’il aura obtenu ce qu’il veut, il fera comme si je n’avais jamais existé. Ce type incarne à merveille tout ce qui me répugne chez mes contemporains. Il sait très bien que son attitude dérange, mais il n’en a rien à foutre. En fait, il mise là-dessus. Il compte sur le fait que la plupart des gens vont finir par céder afin de se débarrasser de lui.
Je rêve d’une balle entre ses deux yeux. D’une ville dont lui et ses semblables ont tous été chassés. Je ne peux plus les voir en peinture. Dès qu’ils arrivent quelque part, ils prennent toute la place avec leurs grands gestes et leurs certitudes. Je les retrouve jusque sur les pages de mon carnet qui noircissent sans se remplir. Dès que j’essaye d’y coucher autre chose que ma rage, les mots viennent à manquer. Alors je rature plus que je ne rédige, sans parvenir à me consacrer sérieusement à la composition de cette nouvelle dont l’ébauche traîne sur mon bureau depuis des mois. Au lieu de ça, j’entame pour la énième fois l’autopsie de mon quotidien avec un scalpel de feutre noir, pour arriver aux mêmes conclusions que d’habitude. J’ai pu écrire cela il y a un an, dans un an, je pourrai l’écrire à nouveau. Au sein de mes productions autobiographiques, les passages les plus récents ne se distinguent du reste que par quelques degrés de noirceur. On peut les parcourir dans n’importe quel ordre sans jamais se perdre. L’avenir demeure désespérément semblable à ce qui a déjà eu lieu, alors les mots pour le dire ne varient pas non plus. Je les répète en vain, quoique je sache pertinemment qu’ils ne m’aideront pas à guérir et qu’ils me ramèneront à chaque fois dans les mêmes impasses. Les troubles, les pulsions, les névroses que je me diagnostique ne se renouvellent pas ; la situation ne fait qu’empirer lentement. Lorsque j’essaye de m’en tenir au fait, je ne trouve rien d’autre à noter que ceci : je suis en train d’écrire. Je sortais jadis avec l’espoir de devenir un de ces auteurs qui composent leurs œuvres dans le théâtre bruyant des cafés. J’ai depuis compris que ce genre d’environnement me condamnait à ne rédiger que des bribes de texte teintées de bile noire dont je ne peux rien faire.
L’alcool n’arrange pas les choses. Voilà bien une décennie qu’il me ronge le crâne, sans m’offrir l’ombre d’un réconfort. Si je faisais le bilan de ce qu’il m’a donné et de ce qu’il m’a enlevé, je pourrais lui réclamer des comptes. Que valent en effet les heures durant lesquelles j’ai cru pouvoir oublier mes problèmes, en comparaison des années perdues à tenter de me remettre de la cuite de la veille ? Mon corps n’en peut plus, et ce n’est pas le pire. Le véritable préjudice est intellectuel et irréversible. Au fond de ma pinte, je contemple l’œuvre que je n’ai pas écrite, et qu’il est trop tard pour écrire maintenant. L’ébriété ne m’a jamais rien inspiré de bon, et ce n’est pas ce soir que ça va changer. Non seulement je m’enivre sans plaisir, mais en plus j’ai pleinement conscience du fait que je me crame les cellules grises. Si au moins j’en tirais un quelconque bénéfice sur le plan social, je pourrais me consoler un peu de la perte de mes capacités cognitives. Le problème, c’est que l’époque durant laquelle je faisais encore l’effort de donner le change est révolue, et avec elle celle où le fait de boire pouvait être synonyme de nouvelles rencontres. Il est vrai que je n’ai jamais eu l’alcool joyeux, mais ces derniers temps il est devenu franchement sinistre. Une fois ma dose quotidienne de poison ingérée, plus question d’aller vers les autres comme je pouvais le faire autrefois. Même en imaginant que je parvienne à surmonter ma timidité, il resterait ce dégoût que les verres successifs ne font qu’accentuer, et qui condamne par avance la conversation. Au bout du compte, je picole parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, un peu par inertie, un peu par conformisme. J’y laisse des plumes qui ne repousseront pas, mais je sais que rien ne changera si j’arrête.
Mon ami arrive. Il n’a pas l’air en forme. En même temps, le contraire m’aurait étonné. Ça fait quinze ans que ça dure, qu’on traîne l’un à côté de l’autre nos paquets de névroses. Il commande la même chose que moi, pour les mêmes raisons. Je ne prends pas la peine de lui demander ce qu’il n’a pas fait ces derniers jours. S’il veut me le dire, il le fera de lui-même. De toute façon le quotidien d’un pauvre ne déborde pas de surprises, et elles sont toutes mauvaises. Je ne l’accable pas non plus avec mes soucis, il a bien assez à faire avec les siens. Nous reprenons la discussion là où nous l’avions laissé la fois précédente : au milieu d’un silence qui s’éternise. Faute de langage commun dans lequel exprimer ce que nous avons sur le cœur, nous causons comme le feraient deux étrangers, en dépit de tous les moments passés ensemble. Pour refaire le monde, les mots nous manquent, alors nous parlons d’autre chose. Je lui fais part de mes réflexions au sujet de la faune locale. Il les accueille sans surprise, avec un hochement de tête, comme une vieille rengaine qui repasse à la radio. Il a beau être un des rares à me comprendre il ne peut rien pour moi. Sa tentative pour me convaincre que les choses ne sont pas aussi sombres que je me les figure est vouée à l’échec. Il sait bien que j’ai raison.
Après l’avoir un peu écouté me raconter des anecdotes que j’ai déjà entendues cent fois, je commence à m’intéresser à ce qu’il ne dit pas, aux personnages qui apparaissent en filigrane dans les marges de son histoire. Je sais qu’il me cache quelque chose. Que lorsqu’il tourne au coin de la rue, il retrouve une compagnie joyeuse qu’il garde jalousement pour lui seul. Je lui en veux de ne pas me les présenter. Je m’imagine sans peine aussi solitaire et malheureux dans ce monde que dans les autres, il me déplaît néanmoins de ne pas le connaître, de ne pas y être convié, ne serait-ce que pour avoir le plaisir de refuser l’invitation. Il fait bien avouer que les raisons de ne pas m’introduire dans le cercle de ses amis ne manquent pas. Il peut aussi bien que moi deviner ce qui va se passer. Seul dans un coin, absolument silencieux, je consoliderai l’édifice de ma misanthropie, faisant de chaque parole stupide une nouvelle pierre pour mes murailles ; avant de tirer discrètement ma révérence, non sans avoir ingurgité une quantité d’alcool qui anéantirait la plupart des convives… Dans le meilleur des cas ! Parce qu’il est aussi possible que je sorte de ma réserve pour leur sauter à la gorge. J’ai ce qu’il faut de haine en stock. Ils n’en reviendraient pas ! Je comprends que mon ami n’ait pas envie d’expliquer que son pote part parfois en vrille à cause de l’alcool, d’autant qu’il sait très bien que je n’ai pas besoin de ça pour mépriser ceux qui m’entourent, que je n’attends pas non plus les douze coups de minuit pour me métamorphoser en sale type, hostile et arrogant. À chaque fois ça me démolit de constater à quel point des gens qui sont censés être instruits s’avèrent en fait incapables de produire un raisonnement logique. Leur bêtise me fait mal au cœur. Dès que je passe un peu de temps avec eux, j’ai des envies de meurtre. Peut-être qu’avec les compagnons de mon ami les choses se passeraient mieux. Il suffirait que je lui demande pour recevoir une invitation, mais je ne sais comment faire, et n’en ai de toute façon pas vraiment envie. Alors je continue à l’écouter sans rien dire.
J’ai dans mon sac une chemise qui contient plusieurs poèmes. Je ne les lui donne pas, alors que j’avais prévu de le faire. J’ai promis à tout un tas de gens de leur faire lire mes vers, mais mes promesses valent autant que mes poèmes. À chaque fois, je me dis que je dois encore apporter quelques corrections supplémentaires avant de les présenter à quelqu’un, repoussant indéfiniment l’instant fatidique. De toute manière, je sais qu’il n’osera jamais me dire qu’il n’aime pas. Il fera mine de trouver ça remarquable même s’il n’en pense pas un mot, parce qu’il ne veut pas me faire de mal. Il sait que plus rien d’autre n’importe pour moi, qu’en dehors de la création littéraire je ne conçois aucun avenir. Afin de récolter des avis dont je puisse tenir compte, il faudrait que j’élargisse le cercle de mes lecteurs au-delà des quelques proches qui ont eu accès à mes textes jusqu’à présent. S’il existe quelque part des personnes auxquelles il serait judicieux de s’adresser, je n’ai aucune idée du moyen de les contacter. Quant aux revues et aux collections qui pourraient m’accueillir, elles ne le feront qu’à condition que j’accomplisse des démarches qui sont précisément celles pour lesquelles je me révèle le moins apte. La perspective d’introduire une dimension administrative dans l’un des derniers pans de mon existence jusque là épargnés me répugne au plus haut point. De toute façon, je n’ai rien à leur transmettre qui ait l’épaisseur d’une œuvre prête pour la publication. Je conserve donc mes manuscrits en vue de la première réunion d’un club littéraire qui ne verra jamais le jour.
Le serveur passe pour nous annoncer que le bar ferme bientôt. Le ticket de caisse qui traîne sur la table me rappelle qu’en plus de m’abîmer la santé ce régime houblonné me prive de tout le reste. C’est cher payé pour l’état dans lequel je me trouve. Pas vraiment ivre, seulement un peu éméché, suffisamment saoul pour ne plus y voir clair, pas assez pour lâcher-prise. La résistance de mon organisme aux effets immédiats de la molécule d’éthanol m’oblige à augmenter les doses si je veux dépasser ce stade. En ce moment, je n’en ai pas franchement envie ; au vu de ma détresse psychologique actuelle, ça ne pourrait que mal tourner. Je règle la note en me disant qu’il faudrait que ce soit la dernière, que venir ici avec l’espoir qui est le mien est aussi absurde que de faire brûler un cierge. Toutefois, n’ayant pas de meilleur projet pour le lendemain que celui de répéter le même cirque qu’aujourd’hui, je ne me fais guère d’illusions concernant ma décision. Aucun pressentiment ne m’indique qu’il se passera quelque chose d’extraordinaire, au contraire tout porte à croire que la soirée se déroulera exactement comme celle que je viens de vivre. Cela n’a rien d’étonnant, l’apparition des amantes n’est pas précédée de signe annonciateur. La veille de leur arrivée ressemble comme deux gouttes d’eau à n’importe quel autre jour. Il faut donc que je sois là, au cas où un phénomène intéressant se produise. En attendant, il est l’heure de partir. Mon ami et moi nous séparons, j’emprunte le même chemin qu’à l’aller, les poings serrés dans la poche de mon sweat. Je n’ai pas de plan pour la suite de la soirée. Il est trop tard. Il ne se passera rien.